Harkis, Pieds Noirs, Patos, où se trouve la différence ? Lettre ouverte à... du 16 Juillet 1958.
Extrait de mon journal de marche et opérations :
Mercredi 16 Juillet 1958
Regroupement de la population des douars du Djebel Moualek à Zelemta en bordure de l’Oued Haddad. Cette action ne plaît pas aux rebelles qui harcèlent le regroupement vers 23h00. 2 Halfs Track et des éléments de la BCAS dégagent le secteur et la nuit se termine sans autre incident.
L’Islam est ici tout puissant. Si un jour la foi venait à servir de prétexte à ceux qui la suscitent pour celer d’autres desseins, elles engendreraient parmi les populations du bled un fanatisme qui déchaînerait les passions et on peu se douter dans quel sens il serait exploité. Il est évident qu’une élite s’est formée et aspire à jouer sur sa propre scène politique un rôle important. Certains inclinent par ambition à précipiter l’évolution. De tous côtés leur parviennent des encouragements et on sait avec quelle force souffle le vent de l’indépendance. Par ailleurs, les restes de l’enceinte de la Smala d’Abd el Kader ne se trouve qu’à quelques kilomètres d’ici. Pour le moment, seuls la misère et le nationalisme les poussent, et il est simple de le comprendre car nous cotoyons cette misère tous les jours.
Nous ménageons nos harkis et les laissons autant que possible tranquilles car les musulmans se préparent à respecter les préceptes du Qur’an, le Coran, en ce 9è mois du calendrier musulman de l’année 1379. La nuit du ‘doute’ ouvrira cette Fête Religieuse au moment où la nouvelle Lune apparaîtra. L’objectif spirituel est le détachement du croyant par rapport au monde matériel pour se concentrer sur la réalité divine. Une période de jeune interviendra donc pour quelques jours dans un contexte difficile pour cette communauté tiraillée par la guerre d’indépendance, il faut bien lâcher le mot et les dissensions dans le monde musulman à donner le top départ du dit Ramadan. En effet, la vision du croissant de la nouvelle Lune est différente selon le pays. Certains le voyant avant d’autres cherchent à imposer leur loi car le jeûne commence à l’aube (Imsak) lorsqu’on peut distinguer un fil blanc d’un fil noir et se termine sitôt le Soleil couché (Maghrib). Avec les cinq piliers de l’Islam (Arkân), le Pèlerinage à la Mecque (Hadj), les cinq prières quotidiennes (Çalât), l’aumône (Zakât-al-Fitr) et la profession de foi (Chahâda), le Ramadan est obligatoire pour les hommes et les femmes avec toutefois quelques exceptions, le Coran n’impose à chaque fidèle que ce qu’il peut supporter à condition de se rattraper plus tard. Ce commandement est une période de purification où il est fait abstraction des nécessités matérielles et physiques pour se consacrer uniquement à la foi pendant une durée d’un mois. On ne fume pas, on ne boit pas, on ne mange pas du lever au coucher du Soleil. Le désir et les arrières pensées sont aussi proscrites. En fin d’après midi, l’appel à la prière du crépuscule, le ‘Maghreb’ rompt le jeûne. Après le rituel du verre de lait et d’une datte, c’est la fête (Id al-fitr). Bols de chorba avec galettes de froment, soupe brûlante composée de grain grillé concassé, de mouton, de petits légumes aromatisés d’épices et de cannelle sont servis. Suivent les plats en sauce et les khebabs de gigot d’agneau, puis viennent les makrouts fourrées aux amandes dans une dégoulinade de miel avec du thé comme boisson. Une dernière prière, le ‘Taraouih’ et chacun se repose jusqu’au matin avant d’avaler un petit déjeuner copieux avant le lever du jour et attend à nouveau le coucher du Soleil pour calmer son appétit.
Chaque famille, même pauvre, se fait un honneur de solenniser cette fête religieuse et le fait souvent avec les moyens du bord ce qui rend certaines d’entre elles attachantes dans leur tenue et leurs efforts.
Adossés le long des murets de pierres qui protègent notre cantonnement, nos harkis engoncés dans leur gandoura font leur popote accroupis sur leurs naïls. Le kéfiyé blanc appelé haïk en Algérie bien enroulé sur la tête, un pan ramené sur la bouche et sur le nez. Avec cette longue pièce d’étoffe en coton, on s’entoure aussi le cou à la manière des sahariens et des légionnaires. On ne voit de leur visage que leurs yeux de braise dans lesquels se reflètent les flammes du feu de bois. D’ordinaire en treillis de combat, ce soir ils sont impeccables dans leur cherwal, le pantalon arabe de toile kaki et leur gandoura rayée de blanc et de brun telles celles des Tabors marocains. Les plus vieux, pour la circonstance, avec le long poignard damasquiné sur la poitrine, portent leurs décorations, certains la Croix de Guerre T.O.E gagnée en Indochine. Comme eux, je porte sur ma poitrine le même long poignard qu’ils m’ont un jour offert. Avec, je fais partie du clan comme chez moi avec le tartan. En plus de leur ordinaire et des rations de combat musulmanes, ils ont obtenu un supplément qui leur permettra de participer à la fête à leur manière. Leurs minuscules bouilloires chantent sur les braises. Elles chauffent l’eau du thé et le caoua, le café fait à la manière turque. Un air de derbouka, petit tambour musulman, se fait entendre accompagné d’une lancinante mélopée berbère. Engoncé dans une gandoura, je regarde la flamme du bivouac qui s’élève des braises dans la nuit. Invité, avec eux j’ai partagé leur repas, on ne refuse jamais rien à un homme du bled, et ensembles nous dégustons le vrai café que j’ai tenu à leur offrir. Nous nous comprenons dans le silence. A l’écart, des copains jouent leur ration de cigarettes en parties de taros, ceci se terminera tard cette nuit, alors après le peu de sommeil, enroulé dans la couverture, la tête reposant sur le sac, le réveil sera pénible.
Sous le ciel de nuit turquoise clouté d’étoiles, je suis resté longtemps ainsi à contempler les dernières lueurs du feu comme un bon plat que l’on a servi lentement, que l’on a consommé doucement à la manière des ancêtres pour qui la vie n’était pas une suite d’images à peine entrevues mais des parcelles de vie et de destinée que les hommes doivent savourer à loisir. De quoi demain sera t-il fait ? Alors profitons de ces bons moments et baissons la lampe, comme à la maison dans le temps on baissait la lampe à pétrole, sur ce petit endroit perdu dans le bled, sur la vaste terre et si belle terre d’Afrique.
Guy COAT, Patos Armoricain.