Partie 1 - Une affaire d’état ?
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(extraits du l’oeuvre de Yves Courrière sur "La guerre d’Algérie" tome IV - Les feux du désespoir- Fayard Editeur 1971)
" Les trois ’Alouettes’ n’étaient encore que des bulles légères dans le ciel bleu de cet après-midi du 9 juin quand le pilote du S.O. Bretagne du G.L.A.M. ( groupe de liaison aérienne ministérielle ) garé en bout de piste de l’aéroport militaire de Maison-Blanche, lança ses moteurs.
A leur fracas profond vint bientôt se mêler le bourdonnement plus aigu des pales d’hélicoptères.
A quelques centaines de mètres de là deux sentinelles de l’armée de l’Air, la main en visière au-dessus des sourcils, tentaient d’apercevoir ce qui se passait.
Le soleil qui commençait à décliner faisait encore éclater le blanc crayeux du béton de la piste et miroiter le fuselage argenté de l’avion dont l’apparente incandescence blessait le regard des deux militaires. Depuis deux heures ils
étaient de garde à l’entrée de la piste avec une seule consigne : interdire son
accès à qui que ce soit tant que le S.O. Bretagne n’aurait pas décollé.
<< Qu’est-ce qu’ils peuvent bien "maquiller" ? > demanda la première sentinelle.
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Les ’Alouettes’ venaient de se poser à une dizaine de mètres en retrait de l’avion. De chaque hélicoptère deux civils en costume de ville avaient sauté à terre et, courbés en deux, gagnaient au pas de course l’échelle de fer du S.O. Bretagne. Six hommes en tout.
Six silhouettes sombres dont les deux sentinelles ne pouvaient distinguer les visages.
Un à un les hommes s’engouffrèrent dans le trou noir ouvert au flanc de l’appareil. La porte de la carlingue se referma. L’avion sous pression prit la piste et décolla immédiatement.
<< Oui, de drôles de clients, ces civils ! Ça doit être important pour qu’on déplace trois ventilos et un S.O. du G.L.A.M.
<< Peut-être un ministre ? > hasarda le deuxième soldat.
<< Penses-tu ! Les ministres, ça aime les honneurs. Et la musique. Si ça avait été un "guignol " on se serait retrouvé de peloton ... >
Il rabattit le chargeur de la M.A.T. qu’il portait à la bretelle ...
<< Alors que maintenant, nous, on va aller se taper une "33" bien glacée au foyer. >
<< Bonne idée. Avec ce soleil... N’empêche que j’aurais bien fait une petite virée à Paris avec eux... >
Le S.O. Bretagne avait mis le cap sur la Métropole. Ce cap que tous les appelés qui faisaient leur temps sur le terrain de Maison-Blanche connaissaient depuis le jour de leur arrivée. Celui qu’ils suivraient à l’heure bénie de la ’quille’ .
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Sans le savoir les deux bidasses étaient des privilégiés. Ils étaient les seuls à avoir aperçu, ombres noires dans le soleil d’Alger, les protagonistes d’une des affaires les plus mystérieuses et tragiques de la guerre d’Algérie.
En effet le S.O. Bretagne du G.L.A.M., qui n’était plus qu’un point d’argent à l’horizon, transportait à Paris les chefs de la willaya 4 qui venaient discuter avec une " haute personnalité du Gouvernement Français " les conditions d’une paix séparée.
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Tout avait commencé cinq mois plus tôt.
Dans les premiers jours de janvier 1960 les services d’écoute radio du capitaine Heux, chargé au B.E.L. (Bureau d’Etudes et Liaisons) des renseignements concernant la willaya 4, avaient intercepté une série de messages échangés par le colonel Si Salah, chef de l’Algérois, et l’Etat Major d’Oujda commandé par le colonel Boumediene.
Ils étaient singulièrement instructifs. Heux savait que le plan Challe avait fait la vie dure aux survivants de la willaya, mais il ne pensait pas que le moral soit tombé aussi bas. Dans son message Si Salah exprimait en termes d’une rare violence le désarroi, le désespoir et la fureur de ses hommes. Le recrutement local était devenu impossible et, ni les armes, ni les munitions, ni les renforts promis par l’Extérieur n’arrivaient jusqu’au cœur de l’Algérie.
En fait Si Salah "engueulait" littéralement son chef d’Etat-Major.
<< Vous ne foutez rien, disait-il. Vous vous prélassez à I’Extérieur. Mais méfiez-vous. Les maquis sont las et écœurés. De Gaulle propose la Paix des Braves, l’égalité complète pour tous. Nous, c’est ce que nous demandons. L’égalité, c’est le but auquel depuis toujours nous aspirons. Si vous ne nous fournissez pas les moyens de faire la guerre nous accepterons cette proposition. On ne peut rien demander d’autre. >
L’Etat-Major d’Oujda semblait suffoqué. Croyant à une manœuvre d’intoxication des Services Français, il avait demandé la répétition du message accompagné de chiffres d’identification prouvant l’authenticité de l’origine. Si Salah avait donné toutes les précisions voulues et avait envoyé un deuxième message encore plus virulent.
Heux transmit ces informations à son patron. Le colonel Jaquin avait tout de suite senti que cette fois il y avait un espoir d’aller au-delà d’une simple opération d’intoxication. Jaquin savait la valeur du chef de la willaya 4. Qu’un homme aussi sérieux, aussi mesuré, aussi estimé de ses troupes que Si Salah prenne de pareils risques et se révolte ouvertement contre ses chefs de l’Extérieur valait qu’on s’en occupe sérieusement. Il fallait absolument établir la liaison.
Heux fut chargé de la mission. Un vieux cheikh faisant fonction de cadi à Médéa servit d’intermédiaire.
Oh, ce ne fut pas facile !
Apparemment le cadi jouait la carte française mais Heux le soupçonnait depuis longtemps d’entretenir des rapports avec la rébellion. En outre il savait que les hommes de la willaya 4 cherchaient par son intermédiaire à nouer des contacts avec les autorités françaises. Il fallait les favoriser sans brusquer les choses. Heux vint trouver le cheikh et après avoir suffisamment tourné autour du pot pour que la politesse orientale fût sauve, il amena la conversation sur la guerre, sur les chances de paix qu’on laissait échapper.
<< Par exemple, dit-il au vieil homme, toi qui es la sagesse même, tu devrais conseiller aux hommes du maquis ... >
<< Mais je ne les connais pas, coupa Ie cadi indigné, je n’en ai jamais vu >
Heux I’apaisa :
<< Bien sûr, mais cela pourrait t’arriver. Tu es très connu. Ta sagesse est de bon conseil, alors les hommes du djebel voudront peut-être en profiter. D’ailleurs tu ne serais pas le seul à Médéa à avoir des contacts avec le F.L.N. Il y a tant de colons européens qui payent régulièrement pour ne pas voir leurs récoltes détruites ! >
Le vieux cadi souriait dans sa barbe. Heux poursuivit :
<< Eh bien, s’ils te demandaient conseil, rappelle-leur que le général de Gaulle a proposé la Paix des Braves. Que son offre a toujours été rejetée par le G.P.R.A. Bien sûr, pour eux c’est facile. Ils sont bien à l’abri dans leurs palaces et leurs somptueuses villas. Mais les maquisards, eux, pourraient y penser. On les sait courageux, de Gaulle lui-même l’a dit, c’est pourquoi il ne leur demande pas de se rendre, loin de là, mais de faire la paix avec lui. Parle-leur. >
C’était assez pour une première fois mais Heux revint plusieurs fois à la charge.
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Enfin au mois de mars le cadi annonça :
<< J’ai vu Si Lakhdar, le responsable politique de la willaya. Il m’a dit que les hommes se sentent abandonnés. Ils sont fatigués des promesses jamais tenues par l’Extérieur. Il serait prêt à discuter sur la base des propositions du général de Gaulle. >
<< Et comment faire ? > interrogea Heux.
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Cela faisait l’affaire de Heux qui ne voulait jouer aucun rôle dans une éventuelle négociation.
L’officier du B.E.L. préférait rester en observateur et pouvoir intervenir au gré des circonstances.
<< Comprenez-les, poursuivit le cheikh. Ils ne veulent avoir aucun contact avec les militaires ni avec les gens du délégué général. Ils n’ont pas confiance. Ils disent que les militaires vont les matraquer et les tromper. Et que les civils ne représentent rien. Ils veulent établir un contact avec un émissaire important du pouvoir parisien. >
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Le brave homme semblait avoir une idée très précise de la suite à donner à l’affaire.
Le B.E.L. avait lancé I’amorce, il était préférable d’attendre que la situation mûrisse. Il serait temps de la relancer si elle traînait trop.
Le Cheikh de Médéa allait vivre une extraordinaire aventure. Lui aussi voulait que l’affaire aboutisse.Comme toute la population musulmane, il était las de la guerre. Mais il ne fallait pas faire de faux-pas.
Les djounoud étaient épuisés certes, mais encore très méfiants et peu enclins à se faire "rouler", ni à passer pour des traîtres en discutant avec l’armée. Le cadi s’ouvrit de ses craintes au très libéral procureur d’Alger, M. Schmelk, nommé après la grande valse des Barricades. Celui-ci lui conseilla de se rendre à Paris et lui obtint un rendez-vous du Garde des Sceaux, son ami Edmond Michelet.
Et le 19 mars, place Vendôme, le vieil homme confiait ses espoirs et ses angoisses au ministre de la Justice.
Le lendemain le Premier Ministre Michel Debré apprenait la possibilité de conversations entre les chefs d’un des principaux foyers de rébellion en Algérie et des représentants du Gouvernement.
Aussitôt il en informait brièvement le général de Gaulle.
<< Sauf contre-indication de votre part, dit-il au Président de Ia République, j’irai personnellement au fond de cette histoire.>
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De Gaulle chargea son homme de confiance pour les Affaires Algériennes, Bernard Tricot, d’en suivre le déroulement pour l’Elysée. Pour sa part Debré désigna son directeur de cabinet, Pierre Racine, et le chef de son cabinet militaire, le génêral Nicot.
Celui-ci qui ne pouvait se déplacer en Algérie délégua ses pouvoirs pour cette mission à I’un de ses adjoints : le colonel Mathon.
L’équipe Tricot-Mathon, Elysée-Matignon, était constituée.
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L’affaire Si Salah commençait.
La première rencontre eut lieu en début de soirée, le 28 mars 1960, à la préfecture de Médéa.
La petite ville était noyée dans une brume épaisse descendue de la montagne. Il faisait froid et humide. De toute la journée le soleil n’avait réussi à percer la grisaille du ciel et à 19 heures le ciel était si bas, si lourd, le brouillard si dense que la nuit semblait être tombée depuis longtemps sur cette journée qui malgré la date n’avait rien de printanier.
A l’heure prévue, tels des fantômes sortis de l’ombre cotonneuse, trois hommes en burnous gris pénétrèrent dans le jardin de la préfecture et franchirent la porte latérale du bâtiment officiel désert où les attendait le préfet Cayssa.
Celui-ci les conduisit jusqu’à un bureau du premier étage et se retira.
Face à face se retrouvaient pour la première fois depuis le début de la guerre d’Algérie trois représentants des combattants les plus durs de la rébellion algérienne et deux des plus proches collaborateurs du général de Gaulle et de Michel Debré.
Il y eut un instant de gêne,
Chacun restait immobile. Sur la défensive. Puis Bernard Tricot et le colonel Mathon s’avancèrent et se présentèrent. A l’énoncé de leurs titres de représentants des deux plus hautes autorités françaises - le Président de la République et le Premier Ministre - les visages des trois hommes s’éclairèrent. Ils se dégagèrent de leurs burnous.
<< Nous sommes parmi les principaux dirigeants de la willaya 4, dit l’un d’eux, un homme mince, le visage fin et ouvert. J’en suis le responsable politique et voici un membre du conseil de willaya et le responsable local du F.L.N. pour la ville de Médéa. Nos noms n’ont pas d’importance. Nous les échangerons plus tard. >
<< Vous n’avez pas eu de difficultés pour parvenir jusqu’à nous ? > interrogea Mathon.
<< Non, les promesses ont été tenues. Nous n’avons vu personne. >
Les deux émissaires français ne pouvaient s’empêcher de penser à l’accueil que l’on fait au début d’un week-end à quelques invités peu familiers. Questions sans importance sur le temps et l’état de la route, histoire de briser la glace et d’échanger quelques mots.
<< Nous n’avons rencontré ni militaire ni patrouille, rechérit le responsable local. Tout s’est passé comme nous l’a dit le cadi. Très simplement. >
Mais pour que tout se déroule "très simplement" il avait fallu mettre Ie général Roy, commandant la zone de Médéa, dans la confidence ! Delouwier, Challe et Jaquin, les trois seuls hommes qui à Alger soient au courant de la mission extraordinaire avaient rassuré Tricot à son propos.
<< Le général Roy est un homme très droit, très intelligent, très fin politiquement. Il comprendra et fera en sorte qu’aucun chef d’unité ne déclenche une opération malheureuse. >
Il suffisait en effet du zèle intempestif d’un sous-lieutenant à la tête d’une patrouille pour tuer ou arrêter les envoyés du F.L.N. et mettre fin à tous les espoirs de paix !
Challe avait donc recommandé à Roy de suspendre toutes les opérations dans son secteur puis les envoyés de Paris avaient mis au point avec le commandant de Médéa un itinéraire que les émissaires du FLN pourraient emprunter en toute sécurité ... "