Partie 2 : les contacts secrets

, popularité : 20%

[(

L’affaire SI SALAH

)]

(second extrait de l’œuvre de Yves Courrière "La guerre d’Algérie" tome IV - Les feux du désespoir- Fayard Editeur 1971)

" Protéger des hommes que l’on considère depuis bientôt six ans comme des ennemis n’était pas chose facile à expliquer à un militaire. Mais le général Roy avait très bien "compris". Et les trois responsables F.L.N. étaient là, sains et saufs, dans un secret presque absolu.

<< Avant que nous discutions en détail de possibilités d’un cessez-le-feu, commença l’un des trois maquisards, je voudrais tout de suite préciser un point. une chose très importante et qui engage tous les combattants de la willaya que nous représentons. >

C’était le responsable politique qui avait pris la parole. Il se posait ainsi en chef de la délégation aux yeux de ses interlocuteurs français.

<< Nous voulons la paix, poursuivit-il, mais il ne s’agit pour nous ni d’aman,
ni de reddition. Encore moins d’une trahison personnelle.
Nous représentons nos camarades combattants du maquis de la willaya 4
et notre volonté sera, dans toutes nos discussions, de les associer à tous
les points sur lesquels nous pourrions nous mettre d’accord . >

Mathon et Tricot acquiescèrent, satisfaits.
L’homme exprimait avec aisance et clarté tout ce qui était sous-entendu lors des contacts établis par le cadi. Le dialogue pouvait commencer. Bernard
Tricot rassura ses interlocuteurs.
Personne n’entendait assimiler ces conversations à une reddition.
Il s’agissait uniquement d’établir de bonne foi les conditions d’un cessez-le-feu, d’une paix raisonnable. Au cours de ce premier contact, l’envoyé de l’Elysée proposa aux trois chefs rebelles un plan de discussion.
D’abord évoquer l’aspect technique des négociations : comment arrêter les combats et maintenir ce cessez-le-feu jusqu’à l’autodétermination.
Et ensuite parler de l’avenir de l’Algérie. Appuyé par ses deux compagnons, le chef politique F.L.N. expliqua que seuls les hommes de l’intérieur voulaient la paix et que seuls ils étaient capables de l’imposer.

<>

Puis il laissa entendre que l’idée d’indépendance découlant directement de celle d’autodétermination, les combattants de l’intérieur avaient atteint leur but. Il suffisait de se mettre d’accord sur des zones de regroupement des maquis.

<< Et les armes ? > interrogea le colonel Mathon.

<< C’est en effet un problème, concéda le chef politique. Mais il n’est pas
insoluble. Elles pourraient être déposées auprès d’une autorité civile et
placées sous une garde mixte. >

Les combattants étaient donc prêts à déposer et à rendre leurs armes du moment que l’arrêt des combats ne ressemblât pas à une reddition. L’information était de taille. Il fallait vraiment que les maquis soient à bout de souffle pour envisager pareille mesure. Quant à l’avenir politique de l’Algérie, le chef de la délégation le concevait dans une étroite coopération entre Algériens d’origine musulmane et européenne.

<< Nous ne désirons pas couper les ponts ni avec la France, ni avec
l’occident, dit-il d’une voix douce. Chacun a droit de vivre en paix
dans son pays. ce que nous désirons c’est la fin de la domination
européenne. Que nous soyons maîtres de nos affaires sans que
les Européens en décident pour nous. >

Voilà un langage que comprenait Bernard Tricot. Pour lui l’avenir de l’Algérie ne pouvait que passer par là. Décidément cette première réunion ne se déroulait pas mal.

<< Ce que nous désirons, poursuivit le chef politique, une fois réalisées les
conditions d’arrêt des combats, c’est une cohabitation étroite avec les
Européens et une coopération importante avec la France. Les combats
ont été trop durs, le peuple a trop souffert. Il est à bout de souffle.
Nous-mêmes n’avons presque plus de relations avec l’extérieur qui est
censé nous représenter. plus de liaisons radio, plus de messagers
réguliers. Il nous faut parfois plus d’un mois pour recevoir des nouvelles
de Tunis. Le prix de la réalisation de notre idéal initial est trop élevé.
Arracher l’indépendance coûterait trop cher. Nous ne voulons plus
continuer dans cette direction.
La conception de la Paix des Braves nous convient .>

<< Convient-elle à vos troupes ... ? >

++++

Le colonel Mathon savait, d’après les informations des services du colonel Jaquin, qu’il ne devait rester en willaya 4 qu’environ 250 hommes armés. "Troupes" était donc un bien grand mot. Mais les contacts ne pourraient être menés à bien que si ce noyau d’où tout pouvait repartir se ralliait sans réticence à la politique de son chef.

<< Nos commandants de secteurs, répondit celui-ci, sont tous au courant de
notre rencontre. Ils l’ont approuvée. Nous devons maintenant rendre
compte de nos conversations à notre chef de willaya, Si Salah, ainsi
qu’au responsable militaire, Si Mohamed. Il est temps de vous dire
maintenant que mon nom est Si Lakhdar, responsable politique et adjoint
de Si Salah. Le responsable de Médéa ici présent est Abdelhatif, et Halim
fait partie du conseil de willaya comme chef de la zone d’Aumale. >

Lakhdar exprimait ainsi sa confiance et son désir de poursuivre des négociations qui n’en étaient qu’à leurs balbutiements malgré des preuves certaines de bonne volonté. Les cinq hommes convinrent de se retrouver trois jours plus tard au même endroit et dans les mêmes conditions.

<< Il serait bon, souligna Bernard Tricot, qu’après avoir consulté votre chef
et vos collègues de la willaya, vous soyez en mesure - à notre prochaine
réunion - de définir les conditions de mise sur pied d’un cessez-le-feu
efficace et réel. >

L’ordre du jour de la réunion suivante étant ainsi fixé, les cinq émissaires secrets se saluèrent, toute gêne effacée. Ils n’étaient que des hommes de bonne volonté résolus à mettre fin à un combat fratricide.
Le jeu était dangereux mais en valait la chandelle.

C’est le 31 mars que se joua I’avenir de ce qu’on allait appeler l’affaire Si
Salah.

Un avenir plein d’espoir mais aussi de déceptions et de drames qui allait provoquer des catastrophes et influer considérablement sur le destin d’hommes aussi différents que le commandant en chef de l’armée française en Algérie ou que le triumvirat qui présidait aux destinées de la willaya algéroise.

Le chef militaire couvert de gloire et d’honneurs y perdra sa liberté en entrant en rébellion contre le gouvernement de son pays tandis que les chefs rebelles prêts à mettre fin à la guerre disparaitront dans la tourmente, happés, broyés par l’implacable tourbillon des rivalités et des haines, éliminés dans la course pour le pouvoir.

Mais ce 31 mars 1960, c’était encore l’espoir.

Entre 19 et 23 heures les représentants de la willaya 4 acceptèrent toutes les conditions présentées avec beaucoup de souplesse et de doigté par le colonel Mathon et Bernard Tricot.
C’est le général Challe qui - en rapport étroit avec les représentants de I’Elysée et de Matignon ainsi qu’avec le Premier Ministre, Michel Debré - avait établi les modalités d’une < reddition qui n’en ait pas les apparences mais tous les effets >, comme le dira plus tard Paul Delouvrier.

Qu’on en juge : Il était entendu que tous les combattants de la willaya déposeraient leurs armes dans des endroits fixés par accord mutuel - de préférence les préfectures pour que les djounoud n’aient pas le sentiment de remettre leurs armes à des militaires.

Ainsi l’honneur serait sauf. En échange de quoi la France reconnaitrait à ces "fellaghas" le titre de combattants réguliers.

Dès lors chaque djoundi pourrait soit regagner son village soit s’engager dans l’armée française au sein des harkis ou dans une formation de promotion sociale. Les cadres F.L.N. seraient envoyés à l’école d’officiers et de sous-officiers cte Cherchell ou bien rejoindraient eux aussi leurs familles.
Le gouvernement français s’engageait à n’exercer aucune poursuite contre ces anciens rebelles à condition ... qu’ils n’aient pas "de sang sur les mains".

Les "tueurs" et les terroristes seraient jugés. Mais les négociateurs de Médéa convinrent que ces cas particuliers seraient réglés "entre eux". Comme une loi d’amnistie interviendrait très rapidement après l’autodétermination, Mathon et Tricot pourraient "fermer les yeux" et aider à l’exil temporaire des "tueurs" vers l’étranger.
Ayant accepté toutes les conditions matérielles du cessez-le-feu Si Lakhdar entreprit de clarifier la situation politique.
Les négociateurs de la willaya 4 prônaient la constitution d’une sorte de parti politique dont ils seraient les leaders et qui s’insèrerait dans une cohabitation avec la France.

++++

En fait ils réclamaient une autonomie interne dans laquelle ils auraient une place privilégiée.

<< Mais tout cela ne sera valable, précisa Lakhdar, que si nous avons l’accord
des autres régions. Le pouvoir des willayas est beaucoup plus fort,
beaucoup plus important que celui que peut détenir l’Organisation
Extérieure, peu consciente des réalités intérieures.
Nous devons désormais agir en deux temps.
Dans un premier temps nous allons mettre au courant de notre accord
tous nos chefs de zone, puis, après leur acceptation, nous entreprendrons
d’amener à nos vues les willayas voisines.>

<< Et Tunis ? > interrogèrent les Français.

<< Nous nous expliquerons également avec Tunis. Mais plus tard.
Que pourront faire les membres de I’Extérieur si toutes les willayas
-c’est-à-dire les combattants et par suite tout le peuple qui nous soutient-
décident de négocier avec la France ? Rien. Si ce n’est suivre. Et traiter.
Ils s’apercevront enfin de la véritable situation qui règne à l’Intérieur et
sentiront l’opportunité, si ce n’est la nécessité, d’adopter nos plans. >

Décidément la négociation s’avérait favorable. Tricot et Mathon ne pouvaient qu’abonder dans le sens de leurs adversaires d’hier, bientôt des alliés.
Il fallait mettre à exécution le plus vite possible la première partie de ce plan. Avertir les chefs de zone ne paraissait pas être bien difficile. Pourtant Lakhdar, Halim et Abdelhatif demandèrent un délai de huit semaines.

<< Tant que cela ! > s’exclama le colonel Mathon.

<>

<< Et les troupes de secteurs ? > demanda le colonel.

<>

Mathon en prit l’engagement.

<< Nous verrons plus tard ce qu’il faudra faire lorsque nous contacterons les
willayas voisines, > ajouta Si Lakhdar.

<< Quand nous reverrons-nous ? >

<>

L’affaire prenait une telle importance que, pour garantir le secret, le colonel Mathon écrivit lui-même au stylo à bille les comptes rendus de ces deux réunions et en fit six copies tirées au papier carbone pour le général de Gaulle, Michel Debré, Paul Delouvrier, le général Challe, Bernard Tricot et lui-même.

En dehors de ces six documents manuscrits il n’existe pas une note, pas un papier, pas un compte rendu qui fasse seulement allusion à I’affaire.
Chaque ligne de ce compte rendu était du baume au cœur de Challe, qui y voyait la justification de toute sa politique.

Il interrompit pratiquement toutes les opérations qui se déroulaient dans l’algérois. Avec la reddition de la willaya 4 c’étaient les trois quarts de I’AIgérie qui étaient pacifiés.

En effet non seulement la willaya de Si Salah couvrait de Palestro à Tenès - c’était la plus riche d’Algérie - mais en outre, depuis les affaires Bellounis, Si Chérif et Si Haouès 1, elle avait barre sur la willaya 6 et ses arrières.

++++

Quant à l’organisation F.L.N. oranaise elle était littéralement à genoux.
Aux frontières les barrages est et ouest étaient efficaces à 95 % et les rares djounoud chargés d’armes qui passaient vers le Sud étaient vite repérés grâce à une surveillance aérienne intense et aux pisteurs arabes que Challe avait décidé d’utiliser dans cette chasse à l’homme.
Ils étaient fantastiques. De véritables devins. Quelques traces de pas, quelques éraflures et ces Sherlock Holmes du désert vous disaient quand le "fell’ était passé, quel était son signalement, s’il était chargé ou non, quelle était sa direction.

Un hélicoptère et une mitrailleuse suffisaient alors à anéantir les djounoud qui avaient passé la frontière...
La rébellion, privée de moyens de communication, de ravitaillement, d’armes, de recrutement, traquée par les opérations et les embuscades, était à bout.
Les négociations de Médéa le prouvaient.

Aux yeux de Challe cette affaire Si Salah était le coup de grâce porté aux maquis de l’Intérieur.
Dès lors on comprend mieux sa déception devant l’inflexibilité du général de Gaulle à son égard.
Challe voulait rester non seulement pour VOIR sa victoire, en goûter les fruits les plus doux, en tirer les honneurs qui sont la récompense de la vie militaire, mais aussi, mais surtout, pour surveiller le déroulement de l’affaire Si Salah - car le commandant en chef se méfiait de l’envoyé de l’Elysée.

Pour lui, Bernard Tricot était le mauvais génie de de Gaulle.
L’homme qui ne voyait qu’un avenir pour l’Algérie : l’indépendance.
Il craignait que l’éminence grise du Général ne se serve du ralliement de Si Salah pour manœuvrer le G.P.R.A. et l’amener à traiter. Car déjà, en ce mois de mars 1960, l’affaire Si Salah est une source d’équivoques.

Pour Challe et les quelques officiers du B.E.L. qui sont dans la confidence le cessez-le-feu partiel signifie le ralliement des hommes de Si Salah.
Comment appeler autrement une manœuvre qui aboutit au dépôt des armes, au retour des rebelles dans leurs foyers ou à leur entrée dans les rangs de l’armée française ? L’affaire Si Salah réussie, c’est l’intégration tant rêvée qui devient enfin possible, le maintien définitif de cette Algérie française que l’on a juré de préserver.

Ce qu’ils oublient - volontairement ou non - c’est que les cadres et les djounoud épuisés physiquement par une lutte démesurée, écœurés par le "lâchage" de Tunis, n’en restent pas moins très attachés à l’idéal de l’indépendance. Ils acceptent d’autant mieux "la Paix des Braves" qu’elle conduit au référendum d’autodétermination.
Et si celui-ci se déroule librement il proclamera le désir du peuple algérien d’être indépendant. Le délégué général Paul Delouvrier en est persuadé.
Tous les rapports qu’il reçoit concordent.
En Oranie par exemple "cette Oranie où la rébellion est à genoux" - comme dit Challe - où le général Gambiez a fait un effort considérable pour éliminer la torture et les corvées de bois, où la paix semble revenue, la population musulmane libérée du joug du F.L.N. n’en exprime pas moins son désir d’indépendance.

La rébellion a reculé jusqu’à disparaitre mais son empreinte politique reste indélébile sur la population.
L’armée, chefs en tête, nie obstinément cette évidence. Et de bonne foi !
Dans le bled elle est au contact d’une population qui vit au Moyen Age et ne sait que rendre hommage au plus fort.

Dans cette optique, la réussite de l’affaire Si Salah ne peut conduire qu’à une Algérie définitivement française. Mais une page est tournée. La rébellion, commencée dans les campagnes, a bouleversé la façon de penser des villes. Désormais le pouls de l’Algérie musulmane se prend dans les faubourgs des grandes villes. Et là, le désir d’indépendance manifesté par le peuple s’y fait jour avec force. L’armée ne peut ni ne veut l’admettre.

Elle a vaincu son adversaire sur le terrain, donc elle a gagné. Sans rébellion on ne peut remettre l’Algérie française en question.

Dans ce contexte, Challe qui savait pouvoir réaliser cette décolonisation par promotion dont il s’était fait le champion, ressentait encore plus profondément l’amertume de son départ.
D’autant plus profondément qu’il était désormais persuadé que de Gaulle et "la bande à Tricot" voulaient larguer l’Algérie, et torpiller les chances de réussite de l’affaire Si Salah.

Quittant l’Algérie l’ancien commandant en chef se promettait bien de suivre, de Fontainebleau, le déroulement de cette affaire mystérieuse.

A ses yeux elle était la dernière chance de l’Algérie française et fraternelle dont il rêvait depuis deux ans.

Tout avait réussi. "

Revenir Partie 1Aller partie 3

Navigation