Partie 4 : Visite nocturne à l’Elysée ...
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( quatrième extrait de l’oeuvre de Yves Courrière "La guerre d’Algérie" tome IV - Les feux du désespoir- Fayard Editeur 1971)
Le 10 juin 1960 Bernard Tricot se rendit à l’Elysée. A 11 heures 30 il était de retour pour permettre au colonel Mathon de gagner Matignon.
Chacun devait faire son rapport à son patron respectif.
Ce n’est que lorsque les deux hommes retrouvèrent leurs
trois compagnons pour un déjeuner tardif qu’ils leur annoncèrent la nouvelle.
<< Vous serez reçu ce soir à 22 heures par le général de Gaulle. >
La promesse de Tricot était tenue au-delà de leurs espérances.
De Gaulle effaçait Ben Bella.
Le premier moment de surprise passé, après qu’ils eurent marqué leur satisfaction -plus modérée chez Si Mohamed que chez ses deux compagnons - les chefs de la willaya 4 demandèrent à leurs interlocuteurs français de les aider à résumer dans un"topo" d’ensemble les points sur lesquels ils s’étaient mis d’accord lors des quatre réunions de Médéa.
L’après-midi se déroula dans une atmosphère de "bachotage" assez touchante. Guidés par Tricot ils travaillèrent à la préparation de l’entrevue.
Son déroulement les préoccupait. Les trois chefs F.L.N. ne montraient pas tant une réelle inquiétude qu’une certaine recherche de bienséance à l’égard du général de Gaulle.
<< Comment faut-il le saluer ? demanda Si Salah. On lui dit Monsieur le Président ou mon Général ? >
Bernard Tricot les rassura.
<< Appelez-le mon Général.>
<< Et qui assistera à cette entrevue ? s’enquit Lakhdar.>
<< Personne en dehors du colonel Mathon et de moi-même. >
A 2l heures ce 10 juin 1960 trois voitures sortirent de la forêt de Rambouillet.
Le général Nicot conduisait la première, Tricot la seconde, Mathon la troisième. La traversée des Champs-Elysées,la vision de l’Arc de Triomphe éblouissant sous les projecteurs, les mille lumières des boutiques et des voitures qui se pressaient les unes auprès des autres, la succession des feux rouges et verts, furent autant d’émerveillements pour ces hommes simples qui découvraient Paris.
Un Paris lumineux, gai, riche, insouciant. Une foule joyeuse, avide de son plaisir. Bien loin de la guerre et de ses préoccupations.
Un monde nouveau. Insoupçonné. Insoupçonnable pour ces combattants dont l’horizon se limitait depuis cinq ans aux âpres djebels, aux mechtas misérables, aux caches obscures et qui n’avaient connu jadis que la vie biblique de leur douar natal ou les faubourgs misérables où se terrent, la nuit venue, la foule des travailleurs Nord’Af.
<< Pourquoi passe-t-on au feu vert ? interrogeait Si Mohamed, à chaque signal automatique. Qui le fait fonctionner ?>
<< Est-ce les Invalides ? > demandait Si Salah devant I’Arc de Triomphe illuminé.>
A 2l heures 50 les trois voitures pénétrèrent dans l’Elysée. Elles avaient emprunté une discrète entrée latérale située dans la rue du même nom. Sur les visages les sourires et l’émerveillement avaient fait place à une gravité tranquille chez Si Salah et Si Lakhdar, sombre chez si Mohamed.
Les six hommes traversèrent une succession de couloirs, de salons, de bureaux déserts. Ils ne croisèrent âme qui vive. Bernard Tricot, familier des lieux, avait soigneusement repéré son itinéraire et donné ses ordres.
Personne ne devait rencontrer les mystérieux visiteurs.
Quelques minutes avant dix heures ils se retrouvèrent dans le vaste bureau des aides de camp où seul les attendait le colonel de Bonneval.
Un Bonneval plus anxieux, plus tracassé que jamais. Torturé par l’idée d ’un
possible attentat. Après tout ces hommes pouvaient avoir monté un plan machiavélique à l’issue duquel ils abattraient la "haute personnalité" qu’ils devaient rencontrer.
Tricot et Mathon n’avaient pas négligé cette hypothèse, surtout depuis qu’ils avaient rencontré Si Mohamed. Mais il fallait jouer le jeu.
L’opération psychologique qui allait se dérouler entre le général de Gaulle et les trois chefs F.L.N. ne pouvait réussir que si l’on établissait un climat de confiance réciproque et complète. Qu’on les fouille pour s’assurer qu’ils ne portaient pas d’armes et tout était fichu ! En accord avec le Général, Tricot avait pris le risque.
Aucune mesure de sécurité apparente ! Toutefois on avait à l’avance fixé les places. Le général de Gaulle derrière son bureau, Tricot à sa droite sur le côté du bureau, Mathon à sa gauche. L’un et l’autre tournés de trois quarts vers les chefs rebelles qui se trouveraient en ligne, face au Président de la République. A leur hauteur derrière une tenture dissimulant les hautes croisées du bureau, la mitraillette armée à la main, l’un des "gorilles" du Général, Henri Djouder, se tiendrait prêt à tirer. Il pourrait à travers la fente des lourds doubles-rideaux suivre les faits et gestes des visiteurs. En outre, sans pouvoir l’affirmer, il est pratiquement sur que Tricot et Mathon portaient chacun un pistolet.
A 22 heures précises les cinq hommes pénétrèrent à pas lents dans le bureau du Président de ta République.
Le généial Nicot demeura avec le colonel de Bonneval dans le bureau des aides de camp.
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Le général de Gaulle se tenait debout derrière son bureau. L’instant était solennel. D’un geste large il désigna à ses hôtes les trois fauteuils.
Si Salah prit place au centre, Lakhdar à sa droite. Si Mohamed à sa gauche.
<< Messieurs, dit le général de Gaulle, asseyez-vous je vous prie.>
Les trois chefs de la willaya raidis, tendus, saluèrent militairement puis s’assirent. Le général de Gaulle tout comme le colonel Mathon était en civil. Il sortit ses lunettes de la poche poitrine de son veston gris foncé puis se mit à jouer avec.
<< Messieurs, dit-il, je voudrais avant que nous commencions cette
discussion situer à nouveau ma position qui est celle de Ia France.>
En un monologue d’une dizaine de minutes il résuma les termes de l’accord établi à Médéa. Il promettait aux djounoud qui déposeraient leurs armes dans des endroits fixés en accord avec eux la reconnaissance de leur statut de combattant, la possibilité de regagner sans encombre leurs villages ou de s’engager dans l’armée française, ou encore d’entrer dans des centres de promotion en attendant le référendum d’autodétermination. Le Général insista sur la dignité qui devait être reconnue par tous aux hommes du djebel.
<< L’Algérie, ajouta-t-il, doit se bâtir avec le concours de tous. >
C’était au tour des Algériens de parler. Si Salah et Si Lakhdar, parfois Si Mohamed, exposèrent leurs points de vue. Ils étaient prêts à cesser des combats "qui se traînaient et ne menaient à rien".
Ils acceptaient l’autodétermination ainsi que les conditions fixées. Si Salah insista particulièrement sur le souci qu’ils avaient de ne pas traiter pour leur compte personnel, de ne pas se désolidariser de leurs frères.
<< Il faut que le plus grand nombre possible de wiliayas cessent le combat en
même temps que nous, précisa-t-il.>
<< Oui, intervint Lakhdar, et pour cela il nous faut pouvoir convaincre leurs
chefs. Il faut qu’un cessez-le-feu partiel nous permette de nous déplacer.>
De Gaulle très attentif les rassura sur ce point.>
<< Vous aurez ce cessez-le-feu durant tous vos déplacements que nous
faciliterons au mieux. >
On en arriva au G.P.R.A. Le Général annonça qu’il allait à nouveau faire appel dans une allocution radio-télévisée à l’organisation extérieure et intérieure.
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Les trois hommes n’exprimèrent aucune surprise.
<< De notre côté, réaffirma Si Salah, nous mènerons nos contacts avec les
willayas voisines. Si le G.P.R.A. répond à vos offres de paix vous
n’entendrez plus parler de nous. S’il les rejette nous poursuivrons nos
entretiens- avec cette fois les représentants des willayas qui partagent
notre point de vue. Ensemble nous essayerons de mettre sur pied un
cessez-le-feu séparé à partir des conditions que nous venons d’établir. >
L’entretien était terminé. Le Général se leva, imité par ses visiteurs.
<< Messieurs, leur dit-il, je ne sais si nous nous reverrons. Je l’espère.
J’espère aussi que je pourrai alors vous serrer la main. Vous comprendrez
que je ne puisse le faire aujourd’hui car nous restons, pour l’instant, des
adversaires. Mais si je ne vous serre la main, messieurs, je vous salue. >
(Propos rapportés par I’un des assistants à R. Tournoux qui les cite dans son Histoire secrète (Plon).)
Les trois chefs F.L.N. paraissaient très émus. Ils saluèrent à nouveau militairement et, flanqués de leurs "anges gardiens" Tricot et Mathon, ils gagnèrent la porte du bureau.
Immobile, debout derrière sa table de travail, de Gaulle les regarda sortir.
La rencontre la plus secrète de la Guerre d’Algérie venait de se terminer.
Pour la première et la dernière fois le Général avait parlé face à face avec ces ennemis insaisissables dont la révolte avait provoqué la crise la plus grave qui ait ébranlé la France depuis quinze ans.
Pour la première fois aussi, depuis le 1" novembre 1954, une solution était en vue. La Paix se profilait à l’horizon des mechtas.
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Le 14 juin à 20 heures le général de Gaulle, dans la deuxième partie de son discours radio-télévisé consacré aux questions sociales et économiques et à la Communauté, renouvela ses offres de paix à l’organisation rebelle.
En apparence il ne disait rien de plus qu’au 16 septembre : collège unique, cessez le feu par la "Paix des Braves", autodétermination, libre référendum par lequel les Algériens choisiraient leur destin.
<< Il est garanti que le choix sera entièrement libre > ,dit le Président de la République.>
Et chacun put remarquer qu’il insistait sur chacun de ses mots, martelant et détachant chaque phrase, les ponctuant du poing sur la table.
<< Les informateurs du monde entier, poursuivit-il, auront pour le constater, pleine et entière latitude. >
Pas un mot de la rencontre secrète de l’Elysée. Pas un mot et pourtant celui qui savait le détail de son entrevue avec les trois chefs de la willaya 4 pouvait retrouver les thèmes, les termes même de la discussion, dans l’appel adressé par le président de la République au G.P.R.A. :
<< Une fois de plus, je me tourne, au nom de la France, vers les dirigeants de l’insurrection. Je leur déclare que nous les attendons ici POUR TROUVER AVEC EUX UNE FIN HONORABLE AUX COMBATS QUI SE TRAINENT ENCORE, REGLER LA DESTINATION DES ARMES, ASSURER LE SORT DES COMBATTANTS. Après quoi, tout sera fait pour que le peuple algérien ait la parole dans l’apaisement. La décision ne sera que la sienne. Mais je suis sûr, quant à moi, qu’il prendra celle du bon sens : accomplir, en union avec la France et dans Ia coopération des communautés, la transformation de l’Algérie algérienne en un pays moderne et fraternel. >
Cet appel au G.P.R.A. scandalisa les militaires d’Alger qui étaient dans la confidence. Pour eux de Gaulle torpillait froidement l’affaire.
Il sabotait une paix séparée possible avec Si Salah et les willayas, une paix au sein de laquelle, à leur idée, l’Algérie resterait française, pour traiter avec le G.P.R.A. dont le but avoué était l’indépendance de l’Algérie. Leur thèse, et ce sera celle de Challe - alors à Fontainebleau - celle de Nicot - alors chef du cabinet militaire de Debré - celle des hommes du B.E.L. dans le secret, était que Si Salah et ses compagnons n’avaient accepté de traiter qu’à condition que de Gaulle s’engageât à ne pas discuter avec le G.P.R.A. dont ils ne voulaient plus entendre parler.
C’était la scission complète avec l’Extérieur. Dans cette optique, Si Salah se ralliait purement et simplement. Et tous les espoirs étaient permis, << si ce Machiavel de l’Elysée ne livrait l’Algérie pieds et poings liés aux tueurs de Tunis ! >
Cette attitude, cette équivoque sur les termes échangés entre le Général et les chefs de la willaya 4, est le point de départ de ce qu’on appellera moins d’un an plus tard la révolte des généraux.
Pour eux dès la rencontre avec Si Salah, le 14 juin 1960, de Gaulle trahit.
D’autant que l’affaire de la willaya 4 va se terminer dans le drame et la confusion.
Après la rencontre avec de Gaulle, Si Salah, Si Lakhdar et Si Mohamed toujours "cornaqués" par le tandem Tricot-Mathon regagnèrent le pavillon de chasse des tirées de Rambouillet.
Ils semblaient très satisfaits, en proie même à une certaine émotion d’avoir vu le Général, y compris Si Mohamed pourtant moins prolixe que ses compagnons.
<< Pour nous, confia-t-il à Bernard Tricot, cette entrevue est très importante
c’est une garantie que d’avoir entendu le général de Gaulle. >
Dans la bouche de cet homme dur et farouche la réflexion prenait une singulière résonance...
Il s’agissait maintenant pour les trois émissaires F.L.N. de "convaincre" les willayas voisines. Le 11 juin ils étaient de retour à Médéa. Tricot-Mathon et le colonel Jaquin, patron du B.E.L., convinrent d’un rendez-vous pour le 18.
Il fallait bien une semaine pour donner les ordres nécessaires à un cessez-le-feu partiel qui permettrait aux chefs de la willaya 4 de se déplacer sans encombre dans les willayas voisines.
Pour le commandant en chef, le général Crépin, qui avait succédé à Challe au cours de l’affaire Si Salah, il n’était pas question de donner aux généraux commandants de région et aux colonels commandants de secteurs en Kabylie et dans l’Algérois les raisons d’un cessez-le-feu partiel et temporaire.
Le B.E.L. fut donc chargé de le faire appliquer sans explication. Le capitaine Heux pour l’Algérois et le capitaine Léger pour la Kabylie furent désignés pour suivre les émissaires F.L.N. "à la trace" et pour les protéger durant leur mission.
L’opération Si Salah reçut comme nom de code TILSITT -l’humour militaire ne perdant jamais ses droits - et Léger, Heux et Jaquin eurent seuls le droit d’en consulter le dossier, bien mince puisqu’il ne contenait aucun des comptes rendus manuscrits du colonel Mathon.
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Le 18 juin à Médéa eut lieu la dernière réunion franco-algérienne de l’affaire Si Salah. Seul Lakhdar s’y présenta au côté de son chef. Ni Si Mohamed ni Halim ni Abdelhatif n’y assistèrent. Si Salah confirma son désir de se rendre en Kabylie pour y rencontrer Mohand Ou El Hadj.
<< Avant notre visite à l’Elysée, confia Si Salah, j’ai déjà reçu un accord de
principe. Il m’a écrit une lettre qui nous laisse beaucoup d’espoir. Je suis
Kabyle comme lui, j’en fais mon affaire. >
De leur côté le colonel Jaquin et le capitaine Lêger qui tenaient le fils de Mohand ou El Hadj, avaient fait écrire par ce dernier une lettre expliquant au vieux chef de la willaya 3 que dans l’Algérois le calme revenait, qu’il n’y avait plus de combat, que la Paix des Braves recevait un bon accueil. Bref un véritable travail de sape que le voyage de Si Salah compléterait à coup sûr.
Le chef de la willaya 4 paraissait très optimiste. Il ne semblait pas du tout penser que de Gaulle dans son discours prononcé quatre jours plus tôt avait trahi leurs accords. ( Bien mieux Si Salah quittera l’Algérois en direction de la Kabylie le 21 juin alors que la veille le G.P.R.A. a accepté de venir discuter à Melun des modalités du voyage à paris de Fehrat Abbas.)
<< J ’ai besoin d’être déposé à quelques Kilomètres de Tizi-ouzou, expliqua Si Salah. un agent de liaison me mènera alors à Mohand Ou El Hadj. >
Le chef de la willaya kabyle se terrait dans le massif de l’Akfadou.
Il faudrait quelques jours à Si Salah pour gagner sa retraite.
Jaquin promit un hélicoptère pour le 2l juin. Si Salah précisa que les contacts avec les willayas 5 et 6 s’établiraient parallèlement.
<< Et avec les willayas de Constantine et des Aurès ? interrogea Mathon.>
<< Cela se fera à partir de la 3, répondit si Lakhdar. Il faut procéder par ordre.>
Le 18 juin au soir tout était réglé. Les "Français" assuraient le transport de Si Salah à Tizi-ouzou et lui garantissaient l’arrêt des combats dans les zones qu’il traverserait.
En outre le colonel Jaquin lui donna le nom de deux postes français ainsi qu’un mot de passe.
<< Avec ce mot, expliqua le colonel, le chef de poste vous accueillera, quel
que soit le résultat de vos conversations avec Mohand ou El Hadj, et me
préviendra. On vous fera récupérer en hélicoptère et déposer où vous
voudrez dans l’Algérois.>
Cette fois les dés étaient jetés. Si Salah et Si Lakhdar saluèrent chaleureusement les émissaires français qui leur souhaitèrent bonne
chance.
Quelque temps plus tard "on" racontera au général Challe à Fontainebleau que Bernard Tricot aurait dit à Si Salah :
<< Prenez garde à ne pas gêner la politique du général de Gaulle par des négociations latérales.>
Réflexion qui bien sûr viendra encore étayer la thèse "militaire" déjà exposée.
Quoi qu’il en soit, le 21 juin Si Salah quitta l’Algérois pour ouvrir en Kabylie la première de ces fameuses "négociations latérales" sans se soucier le moins du monde de la "mise en garde" de l’envoyé de l’Elysée .
( Pour autant qu’elle ait été prononcée. Mais l’auteur est résolu à exposer ici les thèses de chacun des partis sans lesquels la suite de cette histoire tragique serait inintelligible ou franchement partisane. Note de Y. Courrière)
Pour les émissaires français la longue et angoissante attente commençait.