Mémoires d’un Paysan Bas-Breton ... (suite) Les farouches montagnards de Kabylie

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Le récit de Jean-Marie Deguignet (1834-1905), paysan miséreux du Pays Bas-Breton devenu, par nécessité de survie, militaire sous le second Empire, est absolument passionnant.

Après avoir participé en 1855 à la guerre de Crimée, puis à la guerre d’Italie en 1859, et s’en être sorti sans dommage avec le grade de sergent ... il est contraint à son retour en Bretagne en 1861 de rempiler encore une fois pour ne pas mourir de faim, comme simple soldat au 63 eme de ligne ( bureau de Brest), régiment d’Afrique en partance pour pacifier ... l’Est Algérien.

Voici donc un extrait de ce récit d’époque qui fourmille de détails qui remettent fortement en question bien des stéréotypes de la pensée unique en vigueur ...

Episode 2/2

 [1]

<< Quand nous descendimes de la montagne à Constantine, nous trouvâmes le régiment encore prêt à repartir, pour Sétif cette fois, du côté opposé à Tébessa, c’est-à-dire en face et tout près de la grande Kabylie, près de ces terribles montagnards qui ne sont, dit-on, ni maures ni arabes, quoiqu’ils aient adopté l’islamisme, et qui ne furent jamais soumis par aucun des conquérants de l’Afrique Occidentale.

De quelle race sont donc ces Kabyles, me demanda un jour mon ami, quand nous étions en route vers Sétif. Ça, répondis-je, personne ne doit le savoir, pas plus que personne ne sait et ne saura jamais de quelle race nous sommes, nous autres Bretons, sinon, comme les Kabyles que nous sommes de la race blanche.

Mais d’où ces Bretons sont-ils descendus en Bretagne, qui parlent une langue qui n’a pas d’analogue au monde, à laquelle par conséquent on ne connaît ni père, ni mère, pas plus du reste qu’on ne lui connait ni fils, ni filles ?

Ces Bretons, comme les Kabyles, ne se sont jamais soumis à leurs vainqueurs qui les ont gouvernés et administrés. Ils n’ont rien gardé des Romains qui les ont si longtemps administrés, pas même un mot de leur langue ; ils ne veulent pas davantage en apprendre des Français qui les administrent depuis quatre cents ans.

Bretons toujours, voilà leur cris.

Tous les journaux bretons ordinaires rédigés par des curés portent en tête et en grosses lettres "Doue e Va Bro ", Dieu et ma Bretagne, et rien de plus.

Ces races sont comme les fauves, elles ne veulent pas se laisser dompter par la raison, elles n’écoutent que les charlatans noirs et blancs qui leur promettent des choses incroyables et impossibles dans un autre monde.

Mais nous allions bientôt avoir affaire à ces farouches montagnards de la Kabylie. Déjà des colons français avaient été pillés, incendiés et assassinés et d’autres furent obligés d’abandonner leurs fermes et rentrer à Sétif.

Les marabouts prêchaient partout la Guerre Sainte. Ils venaient de La Mecque consulter le grand prophète, lequel leur avait dit que l’heure était venue de chasser les infidèles. Ils n’avaient qu’à se soulever en masse et ces chiens de roumis s’enfuiraient épouvantés se noyer dans la mer comme les pourceaux de Génézareth.

Et tous les Kabyles crurent leurs Marabouts, et se soulevèrent pour pousser les roumis dans la mer, ou les égorger dans les montagnes. Ils se croyaient si sûrs de leur affaire qu’un grand caïd de Boussoda, ancien officier de tirailleur décoré et pensionné, partit un des premiers se mettre à la tête du mouvement après avoir attaché toutes ses décorations à la queue de son cheval.

Nous dûmes bientôt sortir de Sétif et aller camper sur une montagne en face des Kabyles pour les observer, mais nous n’étions pas en force pour aller les attaquer dans ces montagnes, ces gorges, ces défilés si dangereux.

Il fallait attendre du renfort. Nous restâmes là en observation jusqu’au printemps. Sur notre droite, à quelques lieues, il y avait encore un poste d’observation, il y avait de l’infanterie et de la cavalerie. C’était Takétoun, où il y avait un fort ou blocaus.

Une nuiit, un roumi vint nous avertir que la garnison de Takétoun venait d’être cernée par les Kabyles, et déjà à moitié massacrée. Aussitôt, on nous fit décamper et au point du jour nous nous mîmes en route. Mais pour gagner Takétoun, il nous fallut descendre dans les gorges, dans des défilés longs et étroits où nous fûmes également bloqués, car bientôt devant nous, sur la droite, sur la gauche et même derrière nous on ne voyait que des Kabyles qui, de tous côtés, poussaient des cris sauvages de triomphe, car ils pensaient qu’ils allaient bientôt nous égorger tous.

Nous ne pouvions marcher qu’en tiraillant à coups de baïonnettes et à coups de crosses. Heureusement pour nous, ces Kabyles n’étaient pas armés, ils n’avaient qu’un fusil pour trois ou quatre, et le prophète, qui avait promis son aide, n’était pas encore arrivé sans doute.

Ceux qui n’avaient pas d’armes essayaient bien de nous lancer des pierres, mais ces Kabyles, quoique très forts et descendant peut-être de la même race sauvage de David, ils n’avaient pas la même force, ni la même adresse pour lancer les pierres que le vainqueur du géant Goliath.

J’assistai ce jour là à une scène tragi-comique entre un Kabyle et un caporal de notre compagnie. Celui-ci avait couru sur le Kabyle pour l’éventrer de sa baïonnette, mais celui-ci avait paré le coup en saisissant la baïonnette et le bout du canon du fusil. Et les voilà tous deux à tirer et à pousser jusqu’à ce que le caporal vaincu par son adversaire dût lâcher son fusil et se sauver bien vite pour ne pas recevoir dans ses flancs sa propre baïonnette.

Personne n’avait eu le temps de se porter au secours du pauvre caporal, chacun de nous ayant à se défendre contre plusieurs ennemis et ayant à chercher à éviter les rochers que ces nouveaux géants roulaient sur nous des crêtes des montagnes quoiqu’avec moins de force et d’habileté que le Père Éternel à Gabaon.

N’importe, malgré tant d’obstacles, et que nous n’avions rien mangé de la journée, nous pûmes arriver devant Takétoun à la nuit tombante pour nous y faire bloquer avec les malheureux bloqués de la veille, car aussitôt que nous fûmes arrêtés, un véritable cercle de fer et de feu s’était formé autour de nous et des projectiles tombaient sur nous de tous les côtés.

++++


 [2]

Nous fimes la soupe quand même, dont nos estomacs en avaient bien besoin. Mais ce fut au milieu d’un vacarme épouvantable de détonations et des cris de ces fauves kabyles poussés dans toutes les langues.

Malgré l’empressement que ces Kabyles mettaient à enlever leurs morts et leurs blessés, ce jour-là, ils durent nous [en] abandonner plusieurs.

Pendant qu’on attendait la soupe, on avait traîné deux au milieu du camp. L’un d’eux fut délivré immédiatement avec deux balles dans la tête, mais l’autre fut abandonné à la vengeance d’un artilleur, qui s’était amusé longtemps à lui labourer le corps avec ses éperons, puis ensuite à lui écraser la tête avec ses bottes jusqu’à ce qu’il fut réduit en bouillie. C’était horrible.

Mais il vengeait, disait-il, les camarades dont plusieurs avaient été martyrisés la veille. Après la soupe, notre compagnie fut désignée pour aller occuper un poste avancé à six ou sept cents mètres en avant du camp, dans la position la plus périlleuse de toutes, d’autant plus périlleuse pour nous que nous ne savions pas où nous étions, et ne connaissions rien de la topographie du lieu.

Aussi nos deux officiers ne furent pas sans embarras.
Ils tinrent bon cependant, et même se montrèrent bien par respect pour leurs grades.

Vers minuit, nous fûmes assaillis par les Kabyles, et presque cernés.
Aux premiers coups de feu et aux cris sauvages des assaillants, une panique se mit parmi les peureux, qui se sauvèrent du côté du camp abandonnant leurs sacs et même, quelques-uns, leurs fusils.

Mais le reste tint bon, et instantanément, sans commandement, nous nous formâmes en petit carré. Les fuyards ayant porté l’alarme dans le camp, notre commandant vint à notre aide avec la compagnie de voltigeurs et ramenant les fuyards.

Alors nous primes l’offensive, et parvînmes à rejeter les Kabyles de l’autre côté de la montagne. Alors le silence se fit de tous côtés, et les feux que les Kabyles avaient allumés partout étaient éteints.

Au point du jour, on ne voyait plus un seul ennemi. Les Kabyles étaient allés se cacher dans les rochers de leurs montagnes.

Nous avions perdu cinq hommes dont deux seulement furent retrouvés dans le ravin tout nus et le corps haché à coups de couteaux. Ce fut un peu en avant de cette position, sur un monticule, que les Kabyles avaient surpris la nuit précédente une autre compagnie de la garnison qui fut presque complètement massacrée. Plusieurs de ces malheureux, qui tombèrent vivants entre les mains de ces fanatiques barbares, durent subir le plus affreux martyre.

De larges flaques de sang noirci marquaient encore les endroits où ils furent martyrisés.
Un escadron de chasseurs, qui campait non loin de là, perdit aussi plusieurs hommes et dut entrer au fort en abandonnant son campement et ses bagages. Nous restâmes là en attendant des renforts, qui ne tardèrent pas à arriver.

Bientôt tout un corps d’armée se trouvait réuni devant ces terribles montagnes des Bas Bords qui était le grand refuge des Kabyles, et où ils se croyaient en sûreté contre toutes attaques.

Quand nous fûmes en force, nous descendîmes dans la plaine, là où les Kabyles avaient l’habitude de se réunir pour se lancer sur Takétoun.

Nous fouillâmes plusieurs villages, mais tous étaient désertés par leurs habitants. Tous les hommes valides étaient en campagne contre les infidèles roumis. Les femmes, les enfants et les vieillards étaient montés dans la montagne.

Les guerriers restaient cachés dans leurs rochers, nous guettant au passage. Nous fimes ainsi plusieurs expéditions dans les gorges sans grand mal.

Un jour cependant, nous étions engagés dans le fond d’un ravin où notre régiment, surtout notre bataillon, fut tenu longtemps dans une bien périlleuse position.

Acculés à un ruisseau, nous avions devant nous une masse de Kabyles cachés dans les broussailles et les rochers, qui nous envoyaient des projectiles sans que nous leur répondions. On aurait dit que nous étions placés là pour servir de cibles à nos ennemis. Si ces Kabyles eussent été armés comme nous, ils nous auraient tous fusillés.

Nous n’eûmes cependant que quelques blessés. Le fourrier de la troisième compagnie de notre bataillon, qui se trouvait à la droite de sa compagnie, c’est-à-dire à côté de moi, qui me trouvais le dernier de la nôtre, reçut une balle dans les flancs, qui avait traversé son ceinturon.

Nous le portâmes aux cacolets. On le croyait mort. Il n’en mourut pas cependant, car plus tard, je le vis à Philippeville marchant avec des béquilles. Il avait reçu la médaille et attendait une pension pour s’en aller chez lui.

Cette journée cependant avait coûté cher aux Kabyles. Les artilleurs, avec leurs pièces de montagne, s’étaient placés derrière nous sur un plateau et de là, par dessus nos têtes, envoyaient des obus dans ces masses dont chaque coup faisait ravage.

On les entendait appeler Mahomet et Allah. Mais ces pauvres dieux étaient comme tous leurs confrères, muets, sourds et aveugles.

Quelques jours après, nous fûmes bien étonnés, un matin, de voir que toute la colonie avait disparu de Takétoun, avant le jour, sans tambour ni trompette.

Notre compagnie seule restait sur ce point, c’est-à-dire à l’endroit même où nous passames la première nuit de notre arrivée à Takétoun. Plus loin, on avait laissé encore une compagnie du 66e, et au fort, un escadron de chasseurs, celui-là même qui s’était laissé surprendre par l’ennemi en même temps que la compagnie du 66e. Et nous qui avions passé une si terrible nuit là, dès notre arrivée.

C’était pour nous punir de tout ça qu’on nous abandonnait là, qu’on nous sacrifiait ? Nous le pensions, et nous nous le disions.

Ce sont là des jeux de la guerre dont Bonaparte se servait à merveille. Cela ne coûte guère de sacrifier quelques compagnies pour gagner une grande victoire. Mais Napoléon, dans ces cas, demandait des volontaires, et il en trouvait toujours. Et notre général, s’il en eût demandés, aurait trouvé aussi autant qu’il en aurait voulus.

Il avait préféré nous désigner d’office.

++++

Cependant nos deux capitaines, et le commandant de l’escadron, s’étaient réunis le matin même pour se concerter sur les moyens de défense. Auprès de nous, il y avait une vieille maison, il fut décidé que nous entrerions la nuit dans celle là.

La compagnie du 66e resterait dans une espèce de redoute à l’autre extrémité du fort. Les chasseurs resteraient au fort mais prêts à venir porter secours sur les points les plus menacés. Nous travaillâmes toute la journée à fortifier notre maison, dans laquelle nous n’entrâmes qu’à la nuit.

Mais depuis longtemps, nous voyions les Kabyles se réunir dans le ravin en face de nous.
La nuit serait rude sans doute, car ces Kabyles voyant malgré les promesses des Marabouts, que Mahomet ne venait pas à leur secours, étaient résolus de se battre en désespérés, sachant qu’ils n’avaient aucune grâce à espérer une fois pris.

Nous aussi nous étions résolus, s’il fallait mourir là, de vendre chèrement notre vie.

Là, nous n’avions pas à craindre qu’il y eût des fuyards comme la première nuit. D’abord le capitaine avait désigné d’avance son poste de combat à chacun. Il nous avait placé, nous les vieux durs à cuire aux deux issues, autant pour en défendre l’entrée aux assaillants que pour empêcher la fuite des peureux. Comme la première fois, ce fut seulement vers minuit que ces assaillants arrivèrent en poussant des cris de bêtes féroces.

Aux deux bouts de la maison, nous avions construits deux espèces de bastions en grosses pierres, desquelles nous pouvions tirer sur eux tant de face que de flanc. Sous nos décharges, ils reculaient par moments, mais revenaient encore.

Du fort, des chasseurs nous criaient : "Courage les enfants, nous sommes là, n’ayez pas peur."

Il y en avait cependant parmi nous qui avaient rudement peur, à tel point qu’ils n’avaient pas le courage de charger leur fusil. Il y en avait plusieurs sans doute qui avaient déjà fait leur testament ; ce que nous avions le plus à craindre, c’est qu’au moyen de pieux et de grosses pierres, ils seraient parvenus, ces Kabyles, à renverser les murs de notre maison.
Ils avaient pensé à cela sans doute et essayèrent même, mais en vain.

Puis, enfin, l’aurore point, et comme tous les fauves, nos assaillants disparurent avec la nuit.

N’importe, ils nous firent passer encore une terrible nuit. Le commandant des chasseurs
vint nous voir de bon matin. Il nous félicita et serra la main du capitaine. Nous n’avions eu aucun mal. Ceux qui avaient tremblé toute la nuit paraissaient les plus gais maintenant.

Heureux retour des choses de ce monde. Mais leur gaieté ne fut de longue durée.

Vers huit heures du matin, voilà que les Kabyles se rassemblent encore toujours au même point. On voyait leur masse grossir à vue d’œil, des burnous blancs et sales semblaient sortir de terre, les cavaliers se détachaient de la masse et venaient nous narguer à cent mètres en nous envoyant quelques projectiles en arrivant.

N’ayant pu réussir la nuit, ils avaient pensé peut-être que le jour leur serait plus favorable.
Mahomet dormait sans doute quand ils l’appelèrent à minuit. La plupart des camarades dormant dans la maison du capitaine sont montés au fort avec le commandant des chasseurs, qui était aussi en ce moment notre commandant.

Mon vieux camarade et moi, nous étions assis devant la maison, causant et contemplant le spectacle que nous avions devant les yeux, et cherchant aussi à voir dans quelle direction pouvait être allée la colonne dont le chef, le général Desveaux devait avoir un plan pour cerner ces Kabyles quelque part.

Embêtés par ces cavaliers qui venaient presque sous nos nez nous narguer et nous envoyer quelques projectiles en passant, nous allâmes prendre nos fusils et nos cartouches pour répondre à ces insolents. D’autres venaient après nous, et nous voilà partis ainsi, au commandement, en tirailleurs, marchant vers le ravin de l’autre côté ; ceux du 66e faisaient comme nous.

(Brusque rupture dans le texte de JM Deguignet à la fin du cahier n’ 8.
Le cahier n°9 s’ouvre sur des digressions, notamment la guerre de Crimée)

D’Alger à Vera Cruz

À la fin de cette campagne de la Kabylie, notre régiment devait rentrer en France reposer sur ses lauriers, repos bien mérité, disait-on. Mais, pendant qu’il se préparait à rentrer dans la métropole, vint un ordre pressé de Paris de chercher des volontaires dans toute l’armée d’Afrique, parmi les aguerris, les vieux durs à cuire, pour aller au Mexique où les affaires commençaient déjà à tourner mal pour les Français. .../... >>

En ces temps là, mon bon Monsieur ... on ne chaumait pas sous l’uniforme ! (NdR)


 [3]

[1Le Général Bugeaud

[2Bataille de Kabylie

[3Napoleon III

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