Mai 68 et les CRS
De mai 68 ? Je pourrai vous rappeler Jean Paul Sartre et ses prises de positions politiques à Boulogne, juché sur un tonneau devant les ateliers de Billancourt, des différents ralliements à la gauche dite prolétarienne des révolutionnaires professionnels à la langue de bois, des fascismes gouvernementaux dictatoriaux et même sanglants, du meurtre d’un militant de cette gauche prolétarienne tué par un vigile de chez Renault, de l’attentat de l’épicerie de luxe Fauchon, Place de la Madeleine à Paris, du fossé de l’épopée maoïste séparant les intellos du moment des vrais prolétaires et travailleurs, de ceux qui voulaient pendre à la lanterne contremaîtres, cadres et patrons et foutre en l’air la toute puissante CGT de la classe ouvrière, de l’occupation de l’Odéon, du chambardement sur le Boulevard St Michel.
Je pourrai vous parler aussi avec le recul du temps, du nombre de maos intellos qui ont changé leur fusil d’épaule, abandonnant le trou du tronc du culte du Grand Timonier rouge, navigant à la voile et virant lof pour lof, de bord, vers de nouveaux horizons lucratifs et personnels, abandonnant les prolos qui eux sont toujours les prolos mais abandonnés par leurs camarades de la bourgeoisie à col blanc.
Ah ! Cette époque où on pouvait rire de tout, mais pas avec tout le monde, époque des penseurs d’élite autoprogrammés qui pensaient pour vous et ce qu’il fallait suivre. Epoque où Desproges se moquait de ceux qui approuvaient grassement sans comprendre les évènements et ceux qui les refusaient par peur des précédents. Epoque où on pouvait rire de l’interview d’un cochon vivant dans un pays musulman, époque où on appelait un chat un chat, sans être pour autant attaqué en justice par un fâcheux quel qu’en soit le motif, époque où Jean Edern Hallier phraseur insolent provoquait et réglait ses affaires à coup de claques bidon dans la figure. La vie toute plate et tracée des peopolettes où, moteur actuel de la célébrité des Very Important Personnality, l’envie, la jalousie, le désir de ce que possède le voisin n’avait pas court. Epoque où le sport était le sport, où les clubs ne collaboraient pas avec le marché, assurant la promotion de marques, de produits finis, d’alcool. Epoque où le mot people était inconnu parce qu’étranger à la langue. Epoque où les débats politiques étaient évités en famille et où l’ouvrier, le vrai, défendait sa dignité, avait conscience du rôle qu’il jouait réellement dans la société au point d’en tirer une certaine fierté sans demander le respect que l’on évoque à tout bout de champ de nos jours. Respect de quoi d’ailleurs ?
Je pourrai aussi vous évoquer avec nostalgie les vignerons venus d’AFN qui ont améliorés le pinard du sud-ouest avec leur art de bien travailler les cépages en rosé, des Trois Horloges vers les abattoirs de Vaugirard où on trouvait de bons plats comme là-bas, des crêperies des ploucs armoricains qui entouraient la Gare Montparnasse où Gilles Servat gueulait son indépendance bretonne, des bougnats aveyronnais chez qui on se tapait des tripoux avé l’accent du terroir, des baraques à frites du Nord sur le Boulevard Barbès à côté des chanteurs de rue, des bouillabaisses et coquillages de chez Charlot Place Clichy et des choucroutes gargantuesques de chez Schmitt près de la gare de l’Est, tout ça maintenant disparus dans l’archaïsme du GaultMillau.
Non. Je ne vous parlerais pas de cela.
Je voulais vous parler tout simplement de mon Mai 68 à moi.
Or donc, au mois de mai 1968, dix années après Alger et Mostaganem presque date pour date, j’y étais, je me suis heurté à un barrage de CRS, pour être exact, le 25 mai 1968. J’avais eu du mal à remplir le réservoir de ma voiture, on ne trouvait plus d’essence nulle part, la Nation était en grève. Mon patron m’avait autorisé à en obtenir dans une de nos usines où j’avais du voter la grève pour pouvoir sortir de l’établissement et en expliquant pourquoi j’en avais un besoin urgent.
Ce matin de ce mois de mai, la nuit avait été dure vers la Rue Gay Lussac à Paris où les pavés avaient volé bas, comme les hirondelles un soir de mauvais temps. Avec mon épouse et ma petite fille, nous voila embarqués d’urgence dans notre Dauphine et bientôt nous sommes arrêtés à un barrage tenu par des CRS. Contrôle, identité, on me demande où je me rends et on m’invite vivement à sortir de mon véhicule. J’invite à mon tour ces messieurs à regarder de plus près l’état dans lequel se trouve mon épouse afin de leur faire comprendre l’urgence du moment.
Et voilà que les CRS qui m’entourent éclatent de rire et moi qui déborde d’impatience proteste vigoureusement en leur demandant pourquoi ils se foutent de moi après leur avoir déclaré l’urgence de la situation.
« Monsieur… ne vous fâchez pas comme ça… examinez vos pieds ! »
Et de rire de plus belle. Je regarde le bas de mes jambes où dans la pratique mes pieds doivent se trouver… j’avais oublié de mettre des chaussures et je portais des pantoufles, des vraies, des Charentaises des plus confortables mais inopinées dans un pareil endroit. Après avoir ri de plus belle devant mon embarras :
« Monsieur, vous pouvez aller et vous allez nous suivre, nous allons vous ouvrir la route. »
C’est comme cela que mon épouse, est arrivée à la clinique accompagnée par un cortège de CRS, et après les bons vœux de deux motards qui l’ont aidé à monter des escaliers, a accouché de mon fils, notre nouvelle bouture, né le 25 mai 1968, au matin des évènements les plus durs de ce mois de mai 68, un quart d’heure après être arrivée.
Mes camarades grévistes par conviction ou par force, et des non grévistes, tous solidaires, lui ont offert un cadeau de circonstance accompagné… d’un pavé sur lequel est peint en rouge 25 mai 1968 et que nous conservons encore.
Pour moi donc, mai 68 a été un grand évènement… mais pas l’évènement auquel un Pékin ordinaire peut penser…