Conférence du 1er juillet 2010 à Paris

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 Exposé de Lise Haddad à la Conférence du 1er juillet 2010 à Paris 

Terrorisme : et si on écoutait les victimes ? 

 Le 28 janvier 1919, Max Weber, sociologue allemand, prononce une conférence La profession et la vocation de politique[1] dans laquelle il établit une nouvelle distinction à l’intérieur de l’éthique entre l’éthique de la conviction et l’éthique de le responsabilité. Au lendemain de la première guerre mondiale, l’ancien monde semble anéanti et il faut alors repenser les notions fondamentales, étant donné la faillite morale à laquelle on vient d’aboutir. L’éthique de la conviction n’a pour objectif que « d’empêcher que ne s’éteigne la flamme de la pure conviction » alors que l’éthique de la responsabilité refuse de « s’accommoder de moyens douteux ou au moins dangereux du point de vue moral ainsi que de la possibilité, voire la probabilité de conséquences accessoires mauvaises ».

  Le terrorisme qui massacre sans état d’âme au nom de Dieu, de la justice sociale ou de la revendication territoriale pourrait rentrer dans le cadre de cette éthique de la conviction. En effet il n’hésite pas à sacrifier, sur l’autel de sa foi qu’elle soit religieuse ou séculière, un nombre indifférent de victimes.

  Pourtant, l’idéologie terroriste, car c’est bien d’une idéologie qu’il s’agit, ne tue pas pour défendre une idée. C’est pire encore, le terrorisme tue pour terroriser, et là le moyen devient la fin. Cette mort qui frappe n’importe où, dans les lieux les plus anodins : métro, magasins, postes, avions, autobus, restaurants, night clubs, cinémas, plages comme dans les lieux les plus sacrés : écoles, synagogues, mosquées, rassemblements pour un enterrement. Cette mort aveugle qui prend en otage n’importe qui, n’importe quand, n’importe comment insinue la peur partout. Peur de sortir, peur de voyager, peur de communiquer, peur de s’opposer, peur de s’exprimer. 

 Peu importe qui mourra déchiqueté, qui restera amputé paralysé, qui survivra traumatisé à vie, voyant désormais l’existence comme un long calvaire tout rempli de terreur, de désolation et de culpabilité d’avoir survécu. Ces victimes là resteront le meilleur porte parole des terroristes. Elles sont totalement instrumentalisées, réifiées donc transformées en choses, en moyens. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs[2], Kant explique que « l’homme […] existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré […] il doit toujours être considéré en même temps comme une fin. »    

En transformant les victimes en moyens de propagande, et c’est cela qui fait la spécificité du terrorisme par rapport aux autres idéologies, les terroristes procèdent à une déshumanisation. Ils veulent faire perdre à tous, puisqu’ils visent l’ensemble de l’humanité en s’attaquant à des objectifs indifférenciés, jusqu’au désir d’être un sujet humain avec sa capacité de discernement, de choix, d’engagement, d’échange, de création. 

Ici, il ne s’agit que de détruire, de réduire au silence, d’introduire la méfiance de tous envers tous

 Le terrorisme m’a toujours irrésistiblement évoqué le mythe de la Gorgone ; présenté par plusieurs auteurs dont les plus célèbres sont Homère, Hésiode et Ovide et que Jean-Pierre Vernant commente admirablement dans son livre La mort dans les yeux Figures de l’autre en Grèce ancienne[3]. Ce mythe raconte qu’une créature nommée Gorgo, Puissance de terreur de dimension surnaturelle, au visage de masque terrifiant et à la voix inhumaine et effroyable tue en les pétrifiant tous ceux qui croisent son regard , seul le héros Persée parvient à la terrasser en lui opposant un miroir , elle meurt donc de s’être regardée. Jean-Pierre Vernant la considère comme une figure de l’absolue altérité et la définit comme celle qui, « à tout moment et en tout lieu, arrache l’homme à sa vie et à lui –même […] pour le projeter vers le bas dans la confusion et dans l’horreur du chaos. » La gorgone réside dans l’Hadès, elle représente le monde des morts et pour l’affronter, il « faudrait soi-même s’être transformé en ce que sont les morts : des têtes, des têtes vides, désertées de leur force, de leur ardeur »loin de l’expression qui fait la singularité des personnes, elle fige tout à son image terrifiante. C’est bien la fascination horrifiée que vise cette puissance de mort car ce qu’y voit celui qui la regarde, c’est sa propre mort, son renvoi dans l’indifférencié, la négation de son humanité. 

 Quel équivalent du stratagème de Persée pour terrasser la Gorgone pouvons-nous proposer ? Si il existe dans l’imaginaire grec la figure de la terreur, on peut aussi y trouver les moyens imaginés pour la surmonter. Jacqueline de Romilly, à l’occasion d’un colloque à l’UNESCO sur la paix, avait rappelé la symbolique du bouclier d’Achille. En effet, au chant XVIII de l’Iliade[4], Thétis, la mère d’Achille demande à Héphaïstos de lui fabriquer des armes. Sur le bouclier sont représentées deux villes : une en paix, une en guerre. Deux scènes évoquent la paix, une noce, et un procès. Le procès, la justice constitue aux yeux des grecs le moyen de résoudre pacifiquement les conflits. Du reste, dans un magnifique ouvrage La voix endeuillée, essai sur la tragédie grecque, l’historienne de la Grèce ancienne Nicole Loraux[5] explique que la tragédie sert à exprimer les haines inextinguibles, les deuils inconsolables que la démocratie, c’est à dire le conflit mis en parole n’a pas pu résoudre.  

 Aujourd’hui, nous avons tenté de rendre la parole aux victimes, nous avons essayé de les sortir de leur pétrification, de leur instrumentalisation en figures de terreur. Dans un article : Le Juste, la justice et son échec, Paul Ricœur[6] reprend cette interprétation de la justice pénale comme sortie de la tragédie, comme résolution de la violence : « la coupure avec la violence s’exprime avec l’institution du procès comme cadre d’une répétition symbolique, dans la dimension de la parole de la scène effective de la violence. ». Il ajoute que « la sentence est bien nommée « arrêt » : elle met fin au procès. » Le procès envisage trois pôles : le coupable, la victime, la loi soit deux partenaires et un tiers abstrait. Cette existence comme acteur du procès, comme personne lésée à qui on rend « réparation » permet à la victime, à travers son statut reconnu de victime de retrouver cette humanité que le terrorisme avait voulu lui ôter. 

 Rendre la parole aux victimes, c’est comme nous l’avons vu, tenter de les réintégrer au cœur du tissu social, leur permettre de témoigner, de remettre des mots sur la violence qui leur a été faite en tentant de les réduire au silence, enfin les réparer juridiquement, les réparer moralement en prolongeant leur discours et en portant leur plainte au tribunal pour en faire une revendication de justice. 

  Le deuxième effet du procès contre le terrorisme, c’est de mettre en évidence sa nature criminelle. Il ne s’agit pas d’une conviction défendue par des moyens immoraux, le but c’est de tuer, d’anéantir en l’autre son humanité. Tout prétexte ne constitue qu’un masque, un leurre pour abuser les foules car le terrorisme périrait d’être reconnu pour ce qu’il est. Lise Haddad, philosophe, administratrice du MPCT 


[1] Max Weber. Le savant et le politique. Découverte poche. PARIS 2003p 192,193.  [2] Kant Fondements de la métaphysique des mœurs ; Delagrave Poitiers 1977.p148 

[3] Jean-Pierre Vernant. La mort dans les yeux. Hachette Pluriel. PARIS1998 p30  [4] Homère l’Iliade. Chant XVIII. Editions Garnier Flammarion ; Paris .1965 p318, 319.[ 490-537] 

[5] Nicole Loraux La voix endeuillée ; Essais Gallimard. Paris.1999 ;  [6] Paul Ricœur. Cahiers de l’Herne. Le Juste, la justice et son échec. Editions de l’Herne 2004.p 231, 232,233. 

   

Publié le vendredi 2 juillet 2010  par MPCT Article au format PDF 

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