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Robert Miller : Les Etats Unis et la guerre d Algérie , le tournant du discours de JF Kennedy en 1957
La date du 2 juillet 1957 marque un tournant dans la politique américaine sur la décolonisation. En début d’après-midi, le sénateur John F. Kennedy, élu démocrate de l’état du Massachussets depuis 1953, prononça un important discours sur les Etats Unis, la France et le drame algérien.
Ce discours devait avoir un retentissement, allant bien au-delà des réactions immédiates qu’il devait susciter, en particuler dans sa critique assez dure de la position de l’administration Eisenhower que le sénateur sommait d’adopter une vision plus large des intérêts américains et de réviser sa position au sujet de la décolonisation en Algérie et dans le reste du continent africain. Il signalait aussi et très clairement aux dirigeants français ce à quoi ils pouvaient s’attendre de la part du gouvernment américain dans un avenir assez proche surtout si en 1960 il se produisait un changement politique à Washington.
Du point de vue de la politique intérieure, Kennedy avait devant lui un itinéraire indispensable dans ce début de course vers la présidence des Etats Unis trois ans plus tard, en 1960. Il était catholique et pour devenir président il fallait traditionnelllement être protestant , Kennedy avait devant lui un gigantesque tabou à abattre ou à contourner.
Le sénateur savait aussi qu’il lui fallait très vite élargir son expertise en matière de politique étrangère, avant qu’il ne puisse se présenter comme candidat crédible devant son parti. Il avait la certitude de pouvoir surmonter l’opposition de l’aile gauche ou libérale du parti . La légendaire veuve du président Franklin D. Roosevelt avait aussi une influence quasiment décisive au sein du parti à cette époque et ne se privait pas de faire connaître publiquement ses opinions. Parmi ses « cibles » se trouvait une de ses bêtes noires, le père de John F. Kennedy, Joseph P. Kennedy l’ancien ambassadeur des Etats Unis à Londres en 1938-1940, qui avait trop fortement critiqué Roosevelt .
Le fait d’adopter une position somme toute très libérale serait un premier pas du jeune sénateur pour se rapprocher de la grande majorité libérale et héritière du New Deal des années trente, encore toute puissante au sein du parti démocrate de l’époque. Car il avait un deuxième handicap assez sérieux à surmonter : la faiblesse ou même son absence presque totale d’engagement en faveur des droits civiques et contre la ségrégation des noirs. .
Ces détails pourraient sembler trop lointains pour avoir une influence quelconque sur la guerre d’Algérie mais ils expliquent comment le sénateur a pu engager une équipe bien fournie et surtout bien rétribuée de chercheurs pour dénicher les documents, même en langue étrangère, les traduire, et mettre en fiches les informations de première main.
L’expérience pratique de Kennedy en matière de politique étrangère était alors assez faible.. Il faut bien le dire, avant sa carrière politique, Kennedy semble s’intéresser assez peu aux relations internationales .
La question que l’on peut se poser serait donc : pourquoi un discours sur l’Algérie au sénat des États Unis en 1957 ? Il y avait bien d’autres révoltes anti-coloniales au même moment surtout en Afrique mais aucune ne se présentait de manière aussi proche ni aussi dramatique que la rébellion algérienne. Depuis les débuts sanglants du 1er novembre 1954, le gouvernement américain avait la hantise de se trouver rapidement devant un nouveau Dien Bien Phu en Afrique du nord. Dans l’optique de guerre froide de 1956-57, la France pourrait très bien se trouver remplaçée en Algérie par des régimes hostiles à l’occident, voire favorables au bloc de l’est qui serait à même de menaçer l’Europe par le sud.
De plus, du point de vue stratégique pour les États Unis, à mesure que la défense de l’Europe devenait progressivement assurée par l’arme nucléaire et fondée sur les missiles, les bases stratégiques en Afrique du nord perdaient de leur valeur et pouvaient devenir en fait autant de pièges au cas où les troupes s’y trouveraient encerclées par des rebelles victorieux et anti-occidentaux.
Le cas de Dien Bien Phu trois ans plus tôt restait gravé dans les mémoires : Eisenhower avait refusé d’autoriser des bombardements des hauteurs autour du camp retranché de peur de se voir targuer de colonialisme en faveur de la France et entrainé dans un conflit sans issue face à la Chine et l’URSS. Agirait-il de même en Afrique du nord si la France se trouvait acculée à une nouvelle catastrophe militaire ? Depuis le début de son mandat, le président voulait cultiver une image libérale d’opposant irréductible au colonialisme dans la tradition de Franklin D. Roosevelt.
La crise de Suez en octobre-novembre 1956 avait révélé un Eisenhower fermement opposé à cette aventure : l’attaque de la France, la Grande Bretagne et Israël sur l’Egypte avait pour but de mettre fin à la nationalisation du canal de Suez et par la même occasion renverser la dictature du colonel Nasser que le gouvernment français rendait partiellement responsable de la guerre en Algérie par son soutien de propagande et ses cargaisons d’armes. Les menaces soviétiques et l’opposition américaine provoquèrent la chute de Anthony Eden en Grande Bretagne et la crise du gouvernment de Guy Mollet qui survivra cependant jusqu’au mois de mai 1957.
Durant le printemps et l’été de 1957 les Etats Unis n’avaient aucune intention d’humilier la France ni de s’opposer systématiquement à sa politique algérienne constamment répétée d’un cessez-le-feu, d’élections et de négotiations avec des interlocuteurs valables. L’Algérie avec ses cinq départements faisait partie intégrante de la République française, et la France était un allié très important des Etats Unis, il fallait donc que ce problème soit résolu par les parties adverses, avec l’apport des Nations Unies.
Pourtant les pressions pour un virage en faveur du FLN commenceront à se manifester auprès de la diplomatie américaine avec le discours de Kennedy. Eisenhower se trouvait pris entre deux feux mais il avait décidé que la défense de l’Europe et l’OTAN était plus importante que les nombreux mouvements nationalistes de l’époque.
Kennedy voulant accroitre sa légitimité en politique étrangère s’en prenait principalement à la position assez ambiguë du gouvernement américain envers les aspirations des nationalistes algériens. Une longue et méticuleuse préparation par son équipe de chercheurs, qui se mit au travail dès sa nomination à la commission des affaires étrangères en janvier, devait déboucher sur une rencontre privée avec Mohammed Yazid et Abdelkader Chanderli.
Depuis qu’Aït Ahmed avait été arrêté avec Ben Bella, Yazid était devenu le porte-parole du FLN à New York avec Chanderli. Kennedy aura plusieurs rencontres avec Chanderli plus tard et il sera le « porte-parole » privilegié et discret du FLN et ensuite du GPRA. L’action du FLN dans le domaine de la propagande était considérable avec de nombreux envois de notes et informations par le courrier et des publicités dans la presse.
Pendant ce temps la bataille d’Alger faisait rage depuis la fin de 1956 et le début de janvier 1957 lorsque les paras du général Massu, ayant reçu l’ordre de Robert Lacoste, ont pris l’initiative des opérations en brisant la grève et en mettant fin aux grands attentats à la bombe, dans la ville et surtout dans la Casbah. Les nombreux récits de torture et d’autres brutalités ont commencé à paraître à ce moment-là donnant lieu à une série de batailles de propagande dans la presse américaine. Il est intéressant de noter que le célèbre magazine illustré Life se disait peu favorable au colonialisme malgré les opinions conservatrices de son éditeur Henry Luce, proche du président Eisenhower.
Au mois de mai au moment de la chute du gouvernement présidé par Guy Mollet, on apprend l’horreur du massacre de Melouza qui fit des centaines de morts parmi les civils musulmans. Yazid ainsi que l’agence TASS utilisèrent cette tuerie à des fins de propagande alors qu’il s’agissait en fait, on le saura plus tard, d’une lutte interne et d’un règlement de comptes entre le FLN et le MNA de Messali Hadj.
Le gouvernement américain entretenait de bonnes relations avec Tunis et Rabat et devait garder le contact en Algérie, d’où ses contacts avec le FLN et ses représentants surtout dans ce contexte de guerre froide pour s’assurer que les algériens ne tombent pas sous l’influence soviétique ou même chinoise
Lors d’un important débat sur le problème algérien aux Nations Unies en février 1957 la délégation française dirigée par Christian Pineau, ministre des affaires étrangères comprenait aussi Jacques Soustelle, ancien gouverneur général, et Edmond Michelet, tous deux gaullistes et anciens résistants. Pineau fit un discours de quatre heures qui se terminera par la résolution 1012 jugée moins mauvaise que prévu.
La France ne cessait de répéter que l’Algérie ne relevait en aucune manière des attributions de l’ONU comme l’avait déjà affirmé Mendès France en janvier 1955 : « Il n’est pas question que nous reconnaissions l’ONU comme étant compétent lorsque des questions de notre souveraineté sont en jeu. »
Le discours de Kennedy ne faisait en fait que réaffirmer, en utilisant des termes à la fois idéalistes et pratiques, les positions traditionnelles des États Unis sur le colonialisme. L’Amérique, ancienne colonie, comprenait mieux que quiconque le désir naturel de liberté et d’indépendance des peuples subjugués…on peut entrevoir voir dans les expressions de JFK, les souvenirs du catholique irlandais dont les ancêtres avaient souffert sous le joug assez dur de l’Angleterre et qui comprenait mieux que d’autres l’impatience et la colère des colonisés.
Mais Kennedy voyait aussi dans le drame de la décolonisation un même combat contre l’impérialisme qu’il soit occidental ou soviétique. « Si nous manquons de nous opposer à l’impérialisme soviétique comme à celui de l’occident alors aucun programme d’aide ou de fournitures d’armes, aucun pacte ni doctrine ni conférence au sommet ne pourront nous éviter des erreurs de parcours vers la sécurité. » et plus loin, « Au lieu de laisser les agitateurs anti-occidentaux s’emparer de la tête du mouvement, les États Unis, qui sont le produit d’une révolution politique, doivent redoubler leurs efforts et mériter le respect et l’amitié des chefs nationalistes. »
L’appel de Kennedy qui consistait à donner son soutien aux mouvements nationalistes du monde entier cherchait en fait et surtout à contrer l’influence soviétique et chinoise. Le sénateur voulait aussi montrer qu’il était un guerrier encore plus dur et efficace que le président Eisenhower dans la lutte sans merci que l’Amérique devait mener contre le bloc soviétique.
Les réactions au discours ne se firent pas attendre. Les moujahidins de l’ALN dans les djebels en Algérie, qui se voyaient décimés par les offensives de plus en plus meurtrières de l’armée française, ont senti le soutien de l’Amérique dans les mots du sénateur, convaincus que cette fois « L’Amérique nous a entendus ». Plus près du sénat, à Washington, le président et le secrétaire d’état John Foster Dulles ainsi que la plupart des chefs de file républicains ne ménagent pas leurs critiques.
Même des collègues démocrates condamnent les positions de Kennedy jugées trop avancées. En France c’est une levée de boucliers contre le discours sauf dans la gauche favorable au dialogue avec le FLN. Robert Lacoste invite Kennedy à visiter Alger et se rendre compte de lui-même, mais le sénateur refusera de faire le voyage
Le FLN avait l’impression d’avoir trouvé un allié de taille avec un avenir politique certain, dans la bataille politique et diplomatique internationale, qui était le véritable terrain du conflit algérien, dans lequel les perceptions étaient au moins aussi importantes que les réalités.
Il n’y a aucun doute que De Gaulle en voyant Kennedy élu à la présidence en novembre 1960 savait que sa politique algérienne devait désormais prendre un tournant décisif. La question de savoir si de Gaulle avait l’intention de se débarrasser du problème algérien avant de revenir au pouvoir en 1958 ou si ce changement de politique ait été le résultat d’une évolution plus lente ne sera probablement jamais éclaircie. Il est certain que le contexte international et l’arrivée de Kennedy à la présidence ont eu un impact décisif sur la politique française.
Cette nouvelle réalité, qui contredisait les engagements du 13 mai 1958 et tous les plans successifs, qu’ils fussent militaires ou économiques, devait fatalement aboutir à l’indépendance. Mais l’indépendance avec qui ? La question que l’on peut donc se poser serait : puisque les États Unis avaient joué un rôle si important dans la décolonisation, pourquoi n’ont-ils pas accompagné le processus, en essayant par leur présence active d’éviter les drames et les horreurs qui ont balayé non seulement l’Algérie mais l’Afrique et l’Asie ? Le général de Gaulle a répondu souvent à toute suggestion de ce genre par un ‘non’ clair et massif. L’Algérie ne relevait que de la France qui devait gérer le problème entièrement seule.
La réponse se trouve peut-être dans l’expérience américaine au Congo dès l’été 1960 qui se révèlera catastrophique jusqu’à la dictature du général Mobutu, c’est-à-dire au résultat contraire à ce que cherchaient l’ONU et les libéraux américains. Échaudés par l’aventure congolaise, les États Unis étaient très peu enclins à vouloir jouer un rôle en Algérie qui faisait partie du domaine du général de Gaulle.
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