Vive la rentrée !! Devenez "promoteur" d’une projection de "La Valise ou le cercueil" ! (...)
Lettre ouverte à Jean-François GAVOURY
Lettre ouverte à Jean-François GAVOURY
Monsieur,
Il y a encore deux mois, je n’avais jamais entendu parler de vous. Je n’avais en réalité aucune raison de m’intéresser à vous jusqu’à ce que Notre Journal, auquel j’envoie depuis la rentrée une chronique, se trouve condamné en la personne de son webmestre pour le propos malheureux tenu par un participant à l’un de ses forums.
Alors, comme Marc Mora est mon ami, j’ai voulu comprendre pourquoi, près de cinquante ans après la mort de votre père, un commentaire regrettable, venant d’un lecteur maladroit mais apparemment exaspéré, dans un Journal confidentiel et très spécifique du Net, provoque chez vous une réaction à ce point violente que vous semblez éprouver une jouissance qui ressemble plus à un désir de vengeance que de justice, à faire condamner et le lecteur, et le webmestre.
Votre père est mort, il y a près de cinquante ans, sous les coups de ses ennemis. Votre père, d’après ce que j’ai pu en lire, était un homme courageux, voire téméraire, jusqu’à l’imprudence. Il est mort pour défendre ses convictions. Des hommes tels que votre père forcent le respect.
Pendant la guerre d’Algérie, des dizaines de milliers de femmes et d’hommes sont morts, dans les deux camps, des femmes et des hommes courageux, assez convaincus que ce qu’ils faisaient était juste pour ne pas hésiter à donner leur vie, comme votre père.
Mais des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sont morts aussi sans avoir la « chance » d’avoir choisi leur destin, pour le seul motif qu’ils étaient là où une bombe explosait, un commando passait, une rafale s’écrasait… La guerre d’Algérie a fait verser beaucoup de sang et beaucoup de larmes.
Votre père était courageux. Les ennemis de vote père étaient aussi des hommes courageux. Ceux qui l’ont tué l’ont payé de leur vie. Votre père savait ce qu’il faisait en se portant volontaire pour l’Algérie, il mesurait les risques, il savait qu’il pouvait y laisser la vie. Votre père ne voulait pas d’escorte, et il n’était pas armé. Un courage extrême, certainement, mais il ne pouvait pas ignorer que les coups qu’il portait à l’OAS ne pouvaient pas laisser cette organisation inerte. Il est vraisemblable que les hommes qui l’ont tué, et qui étaient des soldats, auraient préféré se battre à visage découvert contre lui, d’homme à homme, et en lui laissant sa chance.
Je comprends que la disparition brutale de votre père vous ait fait haïr tous ceux que vous estimiez responsables de sa mort. Je peux même comprendre que dans l’instant, vous ayez englobé dans votre détestation tous les Pieds-Noirs. Mais il y aura bientôt cinquante ans. Et puis des milliers de fils et de filles ont perdu leur père, ou leur mère, ou leur frère, ou leur sœur pendant cette guerre. Des parents ont perdu leurs enfants. Aujourd’hui, nous, les Pieds-Noirs, nous retournons peu à peu en Algérie, comme en pèlerinage, pour revoir la maison, modeste le plus souvent, dans laquelle nous sommes nés - et pas la grosse ferme ou l’immeuble haussmannien que l’on voudrait faire accroire. Eh bien, dussiez-vous être surpris, il n’y a plus une once de haine entre les Algériens et nous. Au contraire. Nous nous retrouvons avec plaisir. Quand je suis retourné en Algérie, j’ai peut-être donné l’accolade au « fellagha » de la vingt-cinquième heure qui en 1962 a égorgé un de mes copains. Mais c’était il y a près de cinquante ans, nous avions 14 ans à l’époque. C’est comme ça.
Il n’y a plus de morts entre les Algériens et les Pieds-Noirs, mais vous, pour ce que vous croyez être la défense de la mémoire de votre père, vous vous obstinez à refuser de tourner la page. Alors il faut bien qu’un Pied-Noir qui a votre âge, qui a eu aussi ses morts, mais qui a eu la « chance » d’être trop jeune pour ne pas avoir à choisir, qui n’est pas nostalgique de l’Algérie Française, qui ne rêve d’aucun grand soir, et surtout qui se méfie comme de la peste des noms en « isme », vous le dise : votre père pourchassait à ses risques et périls, avec détermination et sans état d’âme, des Français que l’Histoire a disqualifié puisqu’ils ont perdu, mais qui avaient de la France, ne vous en déplaise, une idée au moins aussi élevée que la sienne. Leurs convictions en faisaient sans doute des ennemis, mais je ne suis pas certain que leur combat était exempt de respect voire d’admiration réciproque, et je suis encore moins certain que votre père approuverait votre acharnement d’aujourd’hui.
Ce que vous semblez ne pas vouloir admettre, je vous le dis sans la moindre animosité, c’est qu’il était impossible que les Pieds-Noirs comprennent ce qui leur tombait sur la tête. Mettez-vous un instant à leur place, au lieu de pleurer sur votre seul sort : ils étaient chez eux en Algérie, autant que les Arabes ou les Kabyles [1] . C’est de chez eux qu’on prétendait les chasser. Je vous le répète, votre père a perdu la vie en Algérie en combattant, que cela vous plaise ou non, des Français. Mon père à moi, d’origine espagnole, a perdu la santé en combattant les nazis en Italie et dans les Vosges. Imaginez ce qu’il pouvait éprouver pendant que des gardes mobiles Français, à la recherche d’armes que nous n’avions évidemment pas, renversaient et cassaient tout chez nous ?
Moi qui vous parle, je ne dois d’être aujourd’hui en vie qu’à l’enrayement d’une mitrailleuse 12,7. Ce n’était pas un fellagha qui la servait. Près de 10.000 Pieds-Noirs ont été assassinés, souvent dans des conditions horribles, pendant cette guerre. Après le 19 mars, de source officielle, 3000 Français d’Algérie ont été enlevés, dont plus de 2000 n’ont plus jamais donné signe de vie, alors que le cessez-le feu avait été proclamé, sans que l’armée française ne lève le petit doigt ! Comment auriez-vous souhaité que les Pieds-Noirs réagissent quand des soldats ou des policiers français, aux ordres d’une politique qu’ils ne pouvaient pas comprendre, servaient objectivement ceux qui voulaient les chasser ? En tendant l’autre joue ?
Monsieur Gavoury, ne sentez-vous pas combien tout cela, aujourd’hui, est dérisoire ? Vous vous trompez en croyant que les stèles que vous combattez sont la partie visible d’un complot totalitaire de « nostalgiques » de l’Algérie Française. Si les Pieds-Noirs se raccrochent encore à de pauvres symboles, c’est en désespoir qu’on cesse un jour de les traiter comme s’ils avaient été un million de colons fascistes qui asservissaient un pays assoiffé de liberté, d’égalité et de fraternité. Colon fasciste, mon père, qui à 12 ans transportait sur son dos d’enfant des bidons de pétrole, au lieu d’aller à l’école ? Colon fasciste, mon grand-père paternel, émigré en Algérie parce qu’il ne pouvait plus nourrir sa famille en Espagne ? Fasciste, mon père encore, qui s’est fait naturaliser français à 20 ans pour se battre pour la France contre les nazis ?
Allons, Monsieur Gavoury, ne croyez-vous pas qu’il y a des causes plus actuelles à défendre ? L’Algérie d’aujourd’hui est triste à mourir, et la France est malade de ses lâchetés passées. Pourquoi ne pas consacrer votre énergie à aider l’Algérie à sourire, et la France à guérir ?
Alors, Monsieur Gavoury, je vais vous proposer de faire ensemble un premier pas : et si, au lieu de poursuivre à l’infini cette haine stérile, vous, crachant sur nos tombes, et nous, crachant sur les vôtres, on se retrouvait tous, vous, vos amis et « sympathisants, comme on dit », les Pieds-Noirs, les Harkis, les enfants de Fellaghas, bref, les familles de tous ceux qui sont morts pour l’idée qu’ils se faisaient de leur patrie, ou parce qu’ils étaient là où ils n’auraient pas dû se trouver, pour proclamer l’absurdité de cette guerre, la fraternité de tous les morts, et la réconciliation des vivants ?
A vous lire.
Nemo