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Le Point : Immigration, une juge en colère
Immigration : une juge en colère
19/07/2007 - Propos recueillis par Élisabeth Lévy - © Le Point - N°1818
Marie Dumes est le pseudonyme d’une juge administrative. Elle a traité 2 000 dossiers de recours contre des arrêtés de reconduite à la frontière ou des refus de séjour, mettant en jeu le destin de 4 000 à 8 000 personnes. Cette femme dont le coeur balance plutôt à gauche tire la sonnette d’alarme contre des politiques incohérentes qui, de droite ou de gauche, découragent l’immigration de travail et favorisent l’immigration d’assistance.
Le Point : Quelle est la raison de votre engagement sur le dossier de l’immigration ? Et pourquoi mener un tel combat sous le couvert de l’anonymat ?
Marie Dumes : Je ne fais pas de politique. Je suis magistrate administrative, tenue d’appliquer la loi. Je souhaite, à titre individuel, exprimer un malaise en tant qu’agent de l’Etat de droit au service de l’intérêt général et citoyenne responsable, car cette loi est devenue illisible et discriminatoire. J’ai essayé de me faire entendre de nombreux politiques par la voie administrative et, récemment encore, du cabinet de Brice Hortefeux. Sans succès. J’ai donc choisi, en désespoir de cause, de témoigner dans la presse. Je le fais sous un nom de plume, pour respecter mon devoir de réserve. Mais je ne me cache pas et suis prête à débattre.
Brice Hortefeux a présenté un projet qui durcit les conditions du regroupement familial et prévoit que les candidats à l’immigration ou à la régularisation seront soumis à une évaluation de leurs connaissances de la lan-gue et des valeurs de la République. Qu’en pensez-vous ?
Dans le cadre d’un parcours d’intégration, inciter les migrants à apprendre le français n’est pas une mauvaise idée. S’agissant des valeurs de la République, je ne suis pas certaine que leur apprentissage puisse relever de la réglementation. C’est notre affaire à tous. Surtout, cette réforme précipitée et partielle va susciter des tensions et de nouvelles inégalités, sans répondre à l’objectif affiché par le gouvernement de lutte contre l’immigration illégale. Le durcissement du regroupement familial ne fera que pénaliser quelques milliers de personnes qui ont respecté les règles. En effet, le regroupement familial s’applique aux conjoints et enfants mineurs d’étrangers en situation régulière, dès lors que ceux-ci disposent d’un logement et de ressources suffisantes. Mais il représente seulement 10 % des titres de séjour accordés pour des raisons familiales.
Sur quel fondement sont donc octroyés les autres titres de séjour pour raisons familiales ?
Au moins dix autres cas sont recensés par la loi, qui concernent des familles étrangères de Français et des étrangers malades, mais aussi les étrangers en situation irrégulière qui n’entrent dans aucune des catégories précédentes et invoquent des liens personnels et familiaux non définis avec des personnes résidant en France, régulièrement ou non. Ce qui signifie que deux clandestins entrés en France avec leurs enfants munis d’un visa de tourisme peuvent obtenir leur régularisation sans avoir à justifier d’un emploi et d’un logement alors qu’un Français qui veut faire venir sa femme allemande doit prouver qu’elle ne sera pas une charge. Or le nombre de ces régularisations « vie privée et familiale » accordées sans la moindre condition de ressources a quadruplé depuis l’adoption de la loi Chevènement-Jospin du 11 mai 1998 (dite loi Reseda), inspirée par un rapport de Patrick Weil, excellent historien et sociologue mais juriste approximatif. Son postulat principal, selon lequel les régularisations législatives de plein droit, dites « au fil de l’eau », risquent moins de créer un appel d’air que les régularisations ponctuelles, a été démenti par les faits.
Si on vous suit, la France régularise hors de toute obligation législative, constitutionnelle ou internationale. Pouvez-vous résumer brièvement ces obligations ?
Les experts de gauche comme de droite définissent, sur la base de raisonnements juridiquement contestables, trois voies légales d’immigration : l’asile, le travail et la famille. En réalité, il en existe seulement deux. La première répond aux obligations internationales de la France (droit d’asile, liberté de circulation et de séjour des citoyens de l’Union européenne). La seconde est à la discrétion du pays d’accueil. La Cour européenne des droits de l’homme le réaffirme avec constance : un Etat a le droit de choisir les étudiants, les travailleurs et les visiteurs qu’il accueille. Le problème est que « le droit à une vie familiale normale » inscrit dans la Constitution et « le respect de la vie privée et familiale » garanti par la Cour, interprétés de façon erronée par Patrick Weil et beaucoup d’autres, sont devenus une troisième voie d’immigration de peuplement, la plus importante en France depuis qu’on a stoppé l’immigration de travail en 1974. Autrement dit, la France va bien au-delà de ses obligations.
En somme, la France a une politique très généreuse d’immigration légale et de régularisation de l’immigration illégale ?
La situation est encore plus paradoxale. Depuis 1974, on a considérablement durci les conditions d’immigration légale (même si la loi de juillet 2006 a introduit un assouplissement pour les secteurs à forte tension d’embauche), tandis que, sans même en avoir conscience, les gouvernements successifs encourageaient l’immigration illégale. La France est le pays à taux de chômage élevé qui a la législation la plus libérale au monde en matière de régularisation. Aussi parlerai-je plutôt d’une non-politique d’immigration. Au fil des réformes contradictoires de la gauche, qui prétend offrir toujours plus de droits, et de la droite, qui affirme instaurer toujours plus de contrôles, ainsi que le dit justement Patrick Weil, l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative à l’entrée et au séjour des étrangers est devenue incohérente, illogique et discriminatoire. En théorie, elle permet d’accueillir toute la misère du monde ; or c’est impossible en pratique. Cette situation est d’autant plus explosive qu’elle est appréciée de façon divergente par « le peuple » et « les élites », en particulier par les médias, les artistes et les milieux enseignants, toujours prêts à dénoncer l’intolérance.
Peut-être, mais faire croire qu’on peut fermer les frontières et éradiquer l’immigration illégale est irresponsable.
Il existe deux options ineptes. La première, qui correspond au mythe de l’immigration zéro et à l’expulsion de tous les étrangers en situation irrégulière, ne peut se concevoir que dans un Etat totalitaire. La seconde, inspirée par les idées d’Etienne Balibar et le trotskisme de Richard Moyon, fondateur du très mal nommé Réseau éducation sans frontières, est celle d’une régularisation illimitée qui aboutirait à la fin de l’Etat-nation. J’ai fini, avec tristesse, par la considérer comme aussi dangereuse que le racisme de l’extrême droite. Refuser, sous prétexte qu’elles seraient arbitraires et insuffisantes, les régularisations au cas par cas accordées souverainement par l’administration revient à nier la distinction fondamentale entre liberté de circulation et droit à l’immigration.
Seule une minorité défend ce « droit à l’immi-gration ». Et vous savez bien que la France a souvent eu besoin de recourir aux travailleurs étrangers.
Il faut être aveugle ou extrémiste pour ne pas voir que, depuis 1974, nous avons découragé l’immigration de travail et encouragé l’immigration d’assistanat. On ne demande plus au migrant d’être en mesure de gagner sa vie et de contribuer à l’aide au développement en envoyant de l’argent dans son pays d’origine. Pour obtenir sa régularisation, mieux vaut avoir profité au maximum d’un système social exemplaire mais moribond qui favorise ce que j’ai fini par qualifier, par consternation et provocation, de droit à la procréation illimitée.
Faire des enfants qui bénéficient du système social français serait un bon moyen de rester en France ?
Oui. Dans mes salles d’audience transformées en nurseries, les requérantes font de moins en moins valoir le risque politique. Elles nous disent : « Je suis venue en France pour scolariser mes enfants, ou parce qu’ils avaient besoin de se faire soigner, de même que mon mari et moi. » Nous avons aussi de plus en plus souvent à traiter du cas de femmes entrées avec un visa de tourisme qui ont eu un, deux, voire trois enfants sans père connu. Leurs gamins sont scolarisés en priorité dès l’âge de 2 ans, elles ont obtenu un logement HLM, l’aide sociale à l’enfance et différents complé-ments et affirment que la seule chose qui leur manque pour travailler est un titre de séjour, quand bien même elles ne parlent pas le français. Je citerai le cas d’une Uruguayenne de 50 ans, exclusivement hispanophone, mère de quatre filles et grand-mère de quatre petits-enfants, tous de père inconnu.
Sans doute. Mais on ne va pas interdire aux immigrés en situation irrégulière de faire des enfants.
Ne me faites pas dire une chose pareille ! Le problème majeur en France, d’ailleurs souligné par Ségolène Royal comme par Nicolas Sarkozy, est qu’on a perdu de vue l’équilibre entre droits et devoirs. D’où une déresponsabilisation des parents et une instrumentalisation des enfants, devenus un moyen de rester en France. On s’inquiète de la polygamie, problème réel mais marginal, tandis qu’un angélisme qui s’apparente à une discrimination positive perverse concourt à l’explosion du nombre de familles monoparentales dans les couches les plus précaires. Contribution essentielle à l’égalité entre hommes et femmes, la contraception permet de planifier les naissances en responsabilité. Il n’est pas question d’interdiction légale. Mais notre loi et notre pratique administrative incitent les travailleurs qui n’ont pas réussi à obtenir un titre de séjour à faire venir leur famille et encouragent les sans-papiers à avoir des enfants dès leur arrivée sur le sol français, souvent en dehors de tout cadre familial stable.
On ne peut pas obliger les femmes à prendre la pilule. Et les enfants nés ou arrivés très jeunes en France posent un problème humanitaire et même humaniste.
Oui, et je suis inquiète pour les enfants de la génération « article 8 » (de la loi Reseda), qu’ils restent en France ou retournent dans leur pays d’origine. En se contentant du point de vue humanitaire, on a abouti à une situation intolérable. Jusque-là, l’assistanat n’avait jamais été le ferment de l’immigration. Dans toutes les sociétés, y compris les plus traditionnelles, on commence par se former, travailler, se doter d’un toit, et c’est ensuite que l’on fonde une famille. Les migrants, qu’il ne faut pas prendre pour des imbéciles, ont compris que, s’ils s’installaient en Espagne, en Grande-Bretagne, voire à Canton, il leur faudrait respecter ce schéma. En France, patrie des droits de l’homme, les travailleurs clandestins sont privés de droits, comme le dénonce en vain Droits devant !, la plus sérieuse et politique des associations de défense des sans-papiers, et il faut venir se faire soigner, procréer, voire trafiquer - « avec un bon avocat, on s’en tire » - pour susciter une compassion hystérique.
Mieux vaut être réaliste : il faut bien que les personnes qui se font exploiter dans des emplois clandestins aient accès à un minimum de prestations sociales.
Je peux vous garantir que le « quasi-statut social des sans-papiers » mis en évidence par le rapport de la Cour des comptes de novembre 2004 profite essentiellement non aux travailleurs exploités, mais aux parents que je perçois de plus en plus comme des irresponsables encouragés par des travailleurs sociaux qui ne savent plus où est l’intérêt général, des médecins empêtrés dans leur serment d’Hippocrate, des associations qui défendent des cas individuels sous couvert de combats collectifs et de tous leurs soutiens qui se donnent bonne conscience aux frais de la collectivité. Pour une famille régularisée qui coûte environ 10 000 euros par personne et par an, combien pourrait-on en sauver, de ces damnés de la terre qui survivent avec un demi-dollar par jour, n’obtiendront jamais un visa de tourisme, ne pourront jamais payer 5 000 à 20 000 euros à un passeur mafieux, et dont les enfants, surtout les filles, n’auront jamais accès à une éducation de base ?
D’accord, mais n’est-il pas incohérent de s’insurger contre l’immigration d’assistanat et de souhaiter le ralentissement des régularisations qui permettent d’accéder au marché du travail dans des conditions acceptables ?
Le préambule de la Constitution de 1946 établit que « chacun a le devoir de travailler ». Le paradoxe est que les régularisations donnent droit à l’exercice d’une activité salariée mais ne l’imposent pas, ouvrant l’un de ces « droits-créances » sans contreparties qui transforment chacun en ayant droit, ainsi que l’a dénoncé Pierre Mazeaud lors de ses derniers voeux comme président du Conseil constitutionnel. Résultat, 40 % des personnes régularisées au titre de la vie privée et familiale s’inscrivent au chômage, sans compter les femmes inactives. Et on peut s’attendre à ce que la loi si mal ficelée qui instaure le « droit au logement opposable » profite en priorité aux femmes seules fraîchement régularisées au détriment du million de personnes qui attendent un logement social depuis plusieurs années.
Que faut-il faire pour les enfants de sans-papiers scolarisés en France, qui émeuvent légitimement l’opinion ?
Il faut rappeler que, si inepte soit-elle, la circulaire du 13 juin 2006 sur la régularisation des parents d’enfants scolarisés proposait une aide au retour de 11 000 euros pour une famille de 4 personnes, alors que la gauche en octroyait 400. Dans des pays où le niveau de vie est inférieur de 10 à 20 fois à celui de la France, cela permet de rentrer la tête haute. Le problème est qu’on a créé une nouvelle catégorie de « ni-ni », (ni expulsables ni régularisables) et nourri une énorme frustration en laissant croire que tous les parents - dont les enfants, en vertu d’une circulaire de 2000, ont le droit d’être scolarisés pendant leur séjour et jusqu’à expiration des voies de recours légales - seraient régularisés. Pour finir, très peu de parents ont été régularisés, et très peu reconduits à la frontière. « Laissez-les grandir ici », proclament les cinéastes. J’ai envie de leur répondre : « Arrêtez de les instrumentaliser pour vous donner bonne conscience ».
A long terme, quelles seraient les bases d’une solution à la fois humaine et réaliste ?
Il faut désidéologiser le débat. Il faudra le moment venu, pour apurer la non-politique du passé, procéder à une régularisation large, que je préfère appeler « mesures transitoires ». Mais auparavant, le gouvernement doit replacer au coeur du dispositif législatif des critères objectifs et économiques. Les clandestins doivent être soumis aux mêmes obligations que les étrangers en situation régulière : un contrat de travail dans les secteurs qui manquent de main-d’oeuvre pour les personnes isolées et un logement pour les familles. Quant à leurs défenseurs, plutôt que de s’en prendre à l’Etat et au juge, ils feraient mieux de dénoncer les employeurs au noir qui sont, avec les passeurs, les grands bénéficiaires de l’anarchie actuelle.
L’immigration
Avec le ralentissement de l’immigration de travail, la famille est devenue le principal moteur de l’immigration en France. En effet, le « droit à une vie familiale normale », qui permet aux étrangers en situation régulière de bénéficier du regroupement familial, est devenu l’un des principaux critères de régularisation des clandestins.
Depuis l’adoption de la loi du 11 mai 1998, 600 000 régularisations « vie privée et familiale » ont été accordées. Près de la moitié (250 000) ne concernait pas des conjoints de Français.
Une croissance exponentielle : 96 000 adultes (dont 11 000 conjoints de Français) ont été régularisés sur cette base en 2005 et 100 000 (dont 10 000 conjoints) en 2006. (Ces données ne prennent pas en compte les enfants.)
Les obligations de la France : la famille d’un réfugié doit être accueillie sans conditions ; celle d’un citoyen européen n’a droit au séjour que sous réserve de l’exercice effectif d’une activité professionnelle ou de ressources stables et suffisantes ; enfin, les ressortissants de pays tiers résidant et travaillant régulièrement en France ont droit au regroupement familial, sous condition de ressources et de logement, au profit de leur famille nucléaire.
Voir en ligne : Article du POINT