A Ichmoul ... était-on encore en retard d’une guerre ?
Extrait de : Les fils de la Toussaint de Yves Courrière . Ed. Fayard 1968
Novembre 1954
<< Dans les Aurès les "opérations de maintien de l’ordre" ressemblaient bien à la guerre. Des renforts étaient arrivés mais cela n’empêcha pas le 17 novembre le général Cherrière (commandant en chef) d’avertir le gouverneur général Léonard de la gravité de la situation.
Pour Cherrière en quinze jours elle était devenue telle qu’il n’y avait que deux solutions :
< Ou continuer la politique de "gagne-petits", cette politique de "boutiquiers parcimonieux" que l’on pratiquait actuellement. Ce qui n’empêchera pas, ajouta le commandant en chef, la situation de pourrir. Nous serons obligés de demander de nouveaux moyens à Paris et nous n’en perdrons pas moins nos musulmans fidèles qui rejoindront, peut-être par peur, la rébellion. >
Réclamer encore à Paris voilà qui ne plaisait guère au Gouverneur général, et le commandant en chef le savait.
< Ou bien, et là "Babar" Cherrière ne cachait pas sa prédilection pour cette forme de combat, utiliser pleinement les moyens dont ils disposaient. Allons-y à fond, dit-il à Léonard, quelle que soit la puissance des moyens à employer. Vite et fort. En pays islamique la faiblesse ne paie jamais ! >
Léonard se méfiait des grands déploiements de forces préconisés par "Cherrière-l’Avantageux".
Pourtant, il fallait prendre une décision.
Si Cherrière se décidait à forcer un peu la main du bon Léonard c’est que dans l’Aurès la situation n’était pas brillante.
Rien de catastrophique, bien sûr, mais un enlisement dans un pays où l’hiver allait être dur et où le temps servait les rebelles.
Dupuch, le préfet de Constantine, qui était pourtant un adversaire acharné des "grandes machines à la Cherrière", pensait aussi que la situation ne s’arrangeait pas.
Les autorités de l’Est-Algérien étaient surprises par la hargne des maquisards des Aurès qui depuis le 1er novembre - contrairement à toutes les autres régions d’Algérie - n’avaient pas cessé le combat. Et à la moitié du mois de novembre il semblait bien qu’ils n’aient aucune envie de se replier.
Des escarmouches, on était passé aux combats souvent furieux. La plupart de ces combats se déroulaient sur le territoire du douar Ichmoul dans le triangle Batna- Arris-Foum Toub.
La population Touabas était, selon les autorités, traditionnellement xénophobe et turbulente.
C’était aussi le fief de Ben Boulaïd, là où ses montagnards lui étaient le plus fidèles. Spillmann convint que cette région devait être particulièrement surveillée.
Mais ce qui paraît simple sur une carte d’état-major - le triangle que couvrait le douar Ichmoul n’était pas bien important - s’avérait impossible sur le terrain.
Pas de routes, quelques sentiers, un terrain escarpé, pierreux, boisé aussi : la forêt des Beni Melloul - une forêt naine dont aucun arbre ne dépassait la poitrine d’un homme tellement le climat était rigoureux - était, de l’avis de tous les officiers, le repaire des "salopards ".
< A moins d’y aller au lance-flammes ou à la bombe"’ >, avait dit l’un d’entre eux. Le grand mot était lâché. Bombarder le douar en rébellion semblait être le seul moyen d’en arriver à bout.
Cela se passa dans le petit bureau de Deleplanque à Batna. Il y avait là de Vivie de Régie, l’administrateur de Khenchela, Bougeot, administrateur d’El Madher au nord des Aurès, un homme tellement arabisé qu’il avait l’habitude de dire < Je rêve en arabe >, le préfet Dupuch, le colonel Blanche toujours aussi renfrogné par la présence de "ces civils" et M. Vie délégué au maintien de l’ordre pour la zone Sud Aurès-Nementchas-Tébessa.
Vivie de Régie et Bougeot, d’emblée, demandèrent le bombardement.
Personne parmi les hommes assistant à la conférence ne protesta.
C’était, semble-t-il, la seule solution.
< Mais attention, messieurs, dit l’administrateur Bougeot, je vous mets en garde. Je connais bien les populations d’ici. Je suis pour le bombardement mais si vous annoncez que vous allez bombarder - et cela, on est forcé de le faire pour évacuer les populations qui n’ont rien à voir avec les fellaghas - et que vous ne le faites pas, l’Algérie est perdue.
Si pour une raison ou pour une autre l’ordre risque d’être annulé alors, pour l’amour du ciel, ne l’annoncez pas ! >
Le préfet Dupuch, approuvé par le sous-préfet Deleplanque et le colonel Blanche, décida donc de prévenir le général Spillmann et de demander le feu vert du gouverneur Léonard.
Chacun au fond de lui-même pensait qu’une opération d’aussi vaste envergure frapperait les imaginations et ramènerait la confiance autant chez les musulmans fidèles que chez les Européens. Et ce ne serait pas superflu car une très mauvaise ambiance régnait depuis quelques jours.
Les Européens étaient si montés contre les musulmans que Spillmann et Dupuch craignaient un affrontement qui leur semblait imminent.
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Le Général et le Préfet, opposés aux grandes manœuvres de Cherrière, étaient persuadés que la solution était politique, administrative et économique. Ils étaient à fond pour la pacification. Mais ils avaient aussi l’impression de prêcher dans le désert.
Dupuch passait son temps à contenir ses "hyperexcités" de Constantine qui, ayant perdu leur belle certitude d’avant le 1er novembre selon laquelle "chez nous il ne se passera rien", ne parlaient plus que d’en découdre.
Menés par Gratien Faure, par Isella, appuyés par la Fédération des maires, par les Associations d’anciens combattants, ils réclamaient la répression brutale.
De son côté Spillmann, malgré les efforts de l’armée pour circonscrire la flambée des Aurès qui lentement se transformait en incendie, se voyait reprocher par certains Européens sa façon de mener les opérations.
L’un d’entre eux un personnage considérable de l’Est-Algérien, M. Burget, maire de Souk-Ahras, l’accrocha violemment.
Le général commandant l’Est-algérien l’avait informé qu’il allait retirer l’un des deux bataillons de paras qui stationnaient à Souk-Ahras.
< Ce sont des éléments qui doivent bouger pour être efficaces, avait rassuré le général Spillmann, d’ailleurs je vais les remplacer par mes tirailleurs algériens qui viennent d’arriver d’Oranie. >
Le colon avait bondit, indigné :
< Nous ne voulons pas de bicots ici, hurla-t-il, nous voulons nos paras. Les bicots envoyez-les dans les Aurès, avec les bicots ! >
Spillmann me dira plus tard :
< Pendant cette période, à ce poste, je n’ai jamais rencontré un seul Européen important qui soit compréhensif. Ils ignoraient totalement le monde musulman et ’de bonne foi’ ne pouvaient supposer son évolution. J’ai tout de même envoyé mes paras dans les Aurès et les fidèles tirailleurs ont fait leur travail. Ils l’avaient bien fait pendant la campagne d’Italie ... au prix de quelles pertes ! >
En novembre 1954 personne décidément n’était prêt à la guerre de guérilla, ni à même de la comprendre, encore moins prêt à s’y opposer.
On ne ratait pas une maladresse.
Spillmann avait dû se battre pour que cesse une pratique scandaleuse qui opposait l’armée à la justice civile.
Comme on ne procédait officiellement en Algérie qu’à des opérations de police, comme le civil primait sur le militaire, chaque soldat tué était considéré comme la victime d’un crime quelconque et son corps devait être autopsié.
Le juge d’instruction pouvait même - et il le fit parfois - demander une reconstitution de l’accrochage ! Les premières victimes de la Toussaint Rouge avaient ainsi été disséquées.
Les militaires s’opposaient aujourd’hui à cette pratique et refusaient de remettre à l’autorité civile les corps de leurs compagnons morts au combat.
Spillmann dut faire intervenir le garde des Sceaux, Guérin de Beaumont, un ami de collège, pour faire cesser cette pratique.
Mais on ne pouvait pas reprocher au procureur de la République de Batna de faire son devoir. Il avait la loi pour lui.
Ainsi tout le monde comptait sur le bombardement qui devait "réduire" le douar Ichmoul pour éclaircir la situation et faire baisser la tension qui régnait de tous côtés.
Cherrière avait donc présenté ’la chose’ à Léonard qui avait reçu la demande officielle de Dupuch. Devant l’approbation du préfet de Constantine, de Deleplanque, des administrateurs civils de l’Est, devant l’insistance de Cherrière, malgré l’avis réservé de Spillmann, Leonard se décida à demander "l’avis favorable" du ministre de l’lntérieur car François Mitterrand avait interdit de faire usage quelconque de l’aviation sans son accord personnel.
Il semble bien que, dans un premier temps, le feu vert ait été donné par le ministre de l’Intérieur puisque le sous-préfet Deleplanque reçut à Batna l’autorisation de bombarder le douar Ichmoul à la condition expresse,
réclamée par Mitterrand, Dupuch et Léonard, que la population serait prévenue par jet de tracts au-dessus des différents villages du douar visé ; qu’en outre les émissaires prendraient contact avec ces populations pour les regrouper dans la vallée proche et qu’enfin les caïds surveilleraient et conseilleraient vivement cette évacuation.
C’était donc appliquer localement la politique de regroupement à laquelle Spillmann était hostile. Il renouvela sa mise en garde.
Les gens d’Ichmoul étaient acquis à la rébellion, les décevantes tentatives de reprises de contact avec les habitants du douar le prouvaient. Il lui paraissait dangereux de les établir sans ressources suffisantes et de façon précaire dans une région, Touffana, située à cheval sur les communications de l’armée où ils ne manqueraient pas de contaminer d’autres populations qui ne demandaient peut-être qu’à l’être !
On voit que la lucidité du général Spillmann était grande et qu’il était loin de partager l’espoir de détente attendue par les autorités à la suite de ce bombardement.
On répondit au Général que : < les administrateurs, secondés par les caïds, les reprendraient vigoureusement en main et que les goums prochainement levés permettraient de les surveiller, qu’au surplus on allait leur donner vivres et subsides, autant par humanité que pour mieux asseoir notre emprise sur eux > .
Les ordres venaient d’Alger et le commandant de la division de Constantine quel que soit son avis sur les résultats de l’opération devait les appliquer.
Deleplanque à Batna, aidé de plusieurs administrateurs intéressés par l’opération, mit au point le texte des tracts qui devaient être lâchés sur le territoire du douar. Il fallait que ce texte soit simple pour être compris par les frustes Chaouïas - enfin ceux qui savaient lire ! - et imagé pour frapper leur imagination.
On arrêtera donc le texte suivant rédigé en arabe parlé :
< Appel à la population musulmane : Des agitateurs parmi lesquels des
étrangers ont provoqué dans notre pays des troubles sanglants et se sont
installés notamment dans votre région. Ils vivent sur vos propres
ressources. Ils vous rencontrent et s’efforcent d’entraîner les hommes de
vos foyers dans une criminelle aventure ... Musulmans ! Vous ne les
suivrez pas et vous rallierez immédiatement, et avant le dimanche 2l
novembre à 18 heures, les zones de sécurité avec vos familles et vos
biens.
L’emplacement de ces zones de sécurité vous sera indiqué par les troupes
françaises stationnées dans votre région et par les autorités administratives des douars.
Hommes qui vous êtes engagés sans réfléchir, si vous n’avez
aucun crime à vous reprocher, rejoignez immédiatement les zones de
sécurité avec vos armes et il ne vous sera fait aucun mal.
BIENTÔT UN MALHEUR TERRIFIANT, ’LE FEU DU CIEL’ S’ABATTRA SUR LA
TÊTE DES REBELLES.
Après quoi régnera à nouveau la paix française. >
C’est la fin de ce tract que Ahmed Francis avait lu à la tribune de l’Assemblée algérienne en souhaitant que < cette paix française ne soit pas celle des cimetières >. 80.000 de ces tracts furent lâchés par des avions de reconnaissance au-dessus des douars Raschira, Ichmoul, Zenatou et Oued Taga.
Le sous-préfet Deleplanque qui croyait à fond dans le succès de l’opération décida de prendre lui-même la tête des émissaires qui devaient entrer en contact avec les populations rebelles.
Il se fit accompagner par le caïd Saadi Abd el-Krim et par Mr Bougeot farouche partisan du bombardement. C’est à Touffana un tout petit centre sur la route de Batna à Khenchela au nord de Arris qu’eut lieu la rencontre avec trois éléments "représentatifs de la population rebelle".
Deleplanque n’y alla pas par quatre chemins. Le jeune sous-préfet s’était mis dans la peau d’un homme de guerre et il croyait tellement que ce regroupement suivi de bombardement nettoierait définitivement "ses chers Aurès" de la gangrène qui s’y était attaquée, qu’il mit véritablement le marché en main aux représentants chaouias.
< Je vous donne trois jours, leur dit-il, pour vous rendre avec vos familles avant ce bombardement. Vous pourrez descendre ici à Touffana avec la population. Un camp d’accueil y est préparé. En échange je vous garantis sur ma parole l’impunité, du travail, le logement et la nourriture de toutes vos familles. >
De l’avis de Deleplanque le contact fut très bien accueilli.
Les "délégués" chaouias promirent de < faire leur possible> pour que la population du douar gagne Touffana.
Le 26 novembre - trois jours après - Deleplanque devait déchanter.
Sa mission de < conciliation > avait échoué.
A peine 150 personnes s’étaient rendues en trois jours, avec peu d’armes.
Quelques gros fusils de chasse rudimentaires. Les Chaouïas montraient leur solidarité avec la rébellion. Ils restaient accrochés à leurs douars.
Pourtant, relatant ces évènements, Le Monde titrait : < Des "populations loyales" de l’Aurès arrivent au rendez-vous de Touffana>
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La dépêche de L’A.F.P. reproduite parlait de 1.053 réfugiés dans la zone de sécurité et estimait à 1.200 le nombre total de réfugiés attendus !
Les informations en provenance de Touffana soulignaient tout de même que < la majeure partie de l’élément masculin se composait d’hommes âgés >.
Alors bombardement ou pas bombardement ?
Cette affaire de bombardement n’a jamais été éclaircie.
Disons tout de suite qu’il n’eut pas lieu.
Première version des faits :
Roger Léonard foncièrement hostile au bombardement le fit annuler car ... < la population des douars était en mouvement, rassemblant ses affaires dans des coffres, réunissant enfants et troupeaux. Il n’était pas possible de bombarder un douar où il y avait des femmes et des enfants. Seuls eurent lieu des passages à basse altitude pour impressionner la population. Aucun bombardement n’eut lieu de mon temps. >
Seconde version :
< L’ordre de bombardement a été donné et repris par le gouverneur Léonard qui craignait les réactions de Paris. > Le préfet Dupuch me fit le récit de sa rencontre à Paris dans les couloirs de l’assemblée nationale, avec M. Mitterrand qui commenta cette annulation.
< C’était, me dit Dupuch, l’un des premiers grincements entre Mitterrand et Léonard. >
On va voir - lors de la visite que va faire Mitterrand à Batna - à quel point le problème posé par l’activité de l’aviation le préoccupait.
Enfin troisième version que j’ai pu recueillir :
Un journaliste métropolitain apprit le projet de bombardement et lut le tract diffusé dans le douar Ichmoul. Les mots < feu du ciel terrifiant > lui laissèrent croire qu’on s’apprêtait à utiliser le napalm, alors que seules étaient autorisées officiellement les bombes de 10 kilos.
Les militaires, il faut l’avouer, en avaient déjà préparé de plus importantes.
Le journaliste alerta directement le cabinet de M. Mendès-France qui était alors en visite offcielle au Canada. on prétend que, informé de ce qui se passait au douar lchmoul, le président du conseil ordonna de différer ces bombardements.
L’ordre présidentiel arriva quelques instants avant l’heure H alors que les Nord 2500 s’apprêtaient, bombes sous les ailes, à décoller de Telergma.
Le président Mendès-Françe ne se souvient pas d’avoir une seule fois entendu parler de bombardement.
Quoi qu’il en soit les bombardements n’eurent pas lieu.
C’était devenu une affaire publique.
Les journaux titrèrent : "Bombardements différés"
Bougeot l’administrateur de Souk-Ahras qui avait dit : < Pour l’amour du ciel ne l’annoncez pas si vous risquez de ne pouvoir l’effectuer > ajouta :
< Maintenant ça y est. Nous avons perdu la face >
Plus que jamais les Aurès étaient de cœur et de corps avec Ben Boulaïd.
Le
Sous le commandement du colonel Ducourneau, les trois bataillons du 18e R.I.P.C. : des parachutistes coloniaux, des éléments du 1er R.C.P., le 14e B.T’A., 1 bataillon de marche de chasseurs formé par les 4e,10e,17e B.C.P., des chars légers de la coloniale, des unités du 9e R.C.A., l’escadron du 1er régiment de hussards parachutistes, les 11e, 14e R.A. avaient encerclé la région et commençaient à fouiller le pays, en allant lentement de la périphérie vers le centre.
Cherrière l’avait sa belle grande opération ! Pour rassurer la population européenne, ça la rassurait !
Tout ce que le pays comptait de paras, crapahutaient allègrement. Cherrière "bichait". Par la force des choses sa "technique" était appliquée.
On allait passer la région réputée comme la plus atteinte par la subversion "au peigne fin". Comme il fallait s’y attendre les hommes de l’A.L.N. qui acceptaient le combat lorsqu’il avait une chance de leur être favorable se gardèrent bien de se heurter à cette énorme pieuvre dont les bras tentaculaires étaient bardés de mitrailleuses et de canons.
Les hommes de Ben Boulaïd disparurent dans la nature ; les armes, fort peu nombreuses, dissimulées dans des caches introuvables.
Les hommes qui n’étaient pas fichés comme militants de vieille date se transformèrent en braves bergers parfaitement abrutis ne comprenant pas un mot de français ni d’arabe, les autres se réfugièrent dans des grottes indétectables par qui n’était pas du pays.
La "balade" ne fut pas inutile. C’est ce que déclara l’Etat-major qui pouvait difficilement dresser un constat d’échec après les roulements de tambours
qui avaient précédé l’opération. Le général Spillmann, qui pourtant était farouchement opposé à ce genre d’opération nota charitablement :
< L’opération Ichmoul permit d’aguerrir les troupes, de les familiariser avec le pays, de patrouiller dans des ravins sauvages dont les habitants n’avaient pas vu de Français depuis des dizaines d’années ; de diriger sur le centre de regroupement de Touffana des familles qui n’avaient pas encore obtempéré aux ordres de l’autorité civile, de saisir quelques armes de guerre dissimulées, d’arrêter enfin une quarantaine d’individus des plus suspects, vêtus parfois d’habits kaki d’apparence militaire sous leur cachabia civile, et souvent armés de fusils de chasse à percussion centrale ou à broche, armes redoutables dans 1e combat rapproché en montagne et en forêt. >
Mais le général Spillmann lucide notait encore :
< Il n’y avait aucune illusion à se faire sur le sort des suspects. A moins
d’avoir déjà encouru une condamnation par contumace ou d’avoir été
formellement identifiés au cours d’une précédente affaire ils seraient remis
en liberté après une vérification d’identité, aucune charge précise n’étant
relevée à leur encontre. De toute façon, et bien que ce fût illégal, les fusils
de chasse furent tous confisqués, purement et simplement. >
C’était l’échec complet. La balade. Ducourneau qui avait l’expérience de l’Indochine rigolait et attendait d’agir seul, comme il l’entendait. Tous les hommes de Ben Boulaïd étaient passés entre les dents du " peigne fin " blottis dans leurs caches, utilisant à merveille un terrain hostile qu’ils connaissaient parfaitement, invisibles aux yeux d’une armée qui ratissait les Aurès comme des C.R.S. les Deux-Sèvres à la poursuite d’un kidnapper.
C’était passer de l’eau au peigne fin !
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- S/Prefecture de Batna
Après la " balade " , la " visite départementale ".
Le ministre de l’Intérieur débarque à Batna flanqué du gouverneur Léonard, de Cherrière, de Dupuch, de René Mayer et de nombreux parlementaires du département.
Tout le monde était sur son trente et un, petit doigt sur la couture du pantalon. Visiblement les "visiteurs" de la Métropole et les parlementaires ne semblaient pas conscients que la nuit de la Toussaint avait marqué le début d’une rébellion qui ne faisait que progresser dans les Aurès.
On écouta d’une oreille distraite les "topos" et comptes rendus militaires et on se soucia beaucoup plus du numéro d’ordre que portait la voiture officielle attribuée dans le cortège. Le respect du protocole semblait le plus important.
Le Ministre voulut voir les chantiers de travail ouverts près de Arris, dans l’Oued El-Abiod pour les "populations fidèles".
On serra la main des vieux à burnous et à médailles, on aurait été bien en peine de serrer celles des jeunes. Il n’y en avait pas.
Mitterrand n’était pas au bout de ses peines.
< Pourquoi marche-t-on si lentement ? > demanda-t-il agacé par le long cheminement de la caravane officielle.
On lui montra l’automitrailleuse qui ouvrait le chemin.
Furieux, François Mitterrand voulut s’en débarrasser.
Mais Cherrjère et Spillmann, hommes dont la prudence naturelle et professionnelle était bien connue, s’y refusèrent avec raison.
Visiblement l’ampleur des évènements n’était pas parvenue jusqu’à Paris.
Mitterrand n’avait même plus son sourire de commande mais plutôt le masque des mauvais jours.
Les militaires et leurs précautions ridicules l’agaçaient prodigieusement.
Il voulut aller à Biskra par les gorges de Tighanimine où l’instituteur Monnerot avait été assassiné.
Cherrière et Spillmann, toujours eux, refusèrent.
< La liaison Arris-Biskra, dirent-ils, n’a pas encore été réalisée depuis le 1er novembre et la route n’est pas sure ! >
< Au moins je veux aller à T’Kout ! >
Les militaires cédèrent.
A T’Kout il y avait un bataillon de parachutistes coloniaux. Mais cette "escapade" avait considérablement modifié le "timing" du cortège et il faisait nuit lorsque le ministre de l’Intérieur, après avoir bavardé avec le général Gilles et le colonel Ducourneau, regagna Batna.
De Arris à Batna les militaires ne vivaient plus ! Si une embuscade s’attaquait au convoi ! Mais le cortège officiel regagna Batna sans encombre.
< Je crois, monsieur le Ministre, que nous avons eu de la chance ! >
Ahl le pauvre Spillmann aurait mieux fait de tenir sa langue et de ne pas s’essayer à être aimable avec le ministre de l’Intérieur.
Mais on ne se refait pas l
La réplique fut cinglante :
< Sachez, Général, qu’il est bon qu’un ministre s’expose de temps à autre. Il n’aurait même pas été mauvais qu’on tire quelques coups de feu contre le cortège et que je sois quelque peu blessé. >
Spillmann pensa que si le Ministre avait été quelque peu blessé, d’autres, en particulier dans l’escorte militaire, auraient pu être "quelque peu morts" ! >
Où l’héroïsme ne va-t-il pas se nicher ?
Pourtant le souhait de François Mitterrand n’avait pas été loin de se réaliser - il l’ignorera toujours - car le cortège était passé dans la journée à quelques centaines de mètres à peine de la cache où Grine Belkacem, le bandit au beau visage, l’homme à l’avion d’or, s’était réfugié avec ses hommes.
Mais prudent, celui-ci devant un pareil cortège avait préféré se terrer dans sa grotte.
Décidément ce soir-là l’atmosphère était à l’orage.
Après le dîner à la sous-préfecture de Batna, Mitterrand fit une remarque fort sèche au général Spillmann.
< Mon collègue Ben Djelloul (député de Constantine) m’en apprend de belles sur vos aviateurs. Un de vos avions au cours d’un mitraillage a blessé une pauvre vieille femme dans une mechta. Je vous rappelle encore une fois que les avions doivent observer et non mitrailler ou bombarder. Seule l’autorité civile peut décider d’une mission pareille ! >
Toujours le conflit civil-militaire ! Cherrière dont le caractère soupe-au-lait s’accommodait peu d’une pareille algarade, même si elle s’adressait à un de ses subordonnés, fit faire une enquête éclair dont il se fit un malin plaisir de donner des résultats à la fin de la soirée.
C’était à la demande de l’administrateur de Arris que ce mitraillage avait élé effectué sur une crête où une bande rebelle avait été signalée !
Ni la région, ni la division n’avaient été prévenues.
< Voilà, monsieur le Ministre, le fin mot de cet incident que je regrette, dit Cherrière narquois, je vais d’ailleurs donner à l’aviation l’ordre de ne plus déférer aux demandes de l’autorité civile non revêtues de l’approbation du général Spillmann. >
Cherrière était ravi de ce retournement de situation. Il conclut en s’adressant au docteur Ben Djelloul :
< En ce qui concerne cette malheureuse femme blessée, cher député, je n’ai pu avoir aucun renseignement confirmant ou infirmant cette information.
Nos modestes transmissions militaires marchent, semble- t-il, moins bien que votre téléphone arabe ! > Et il lui tourna le dos !
Et la guerre dans tout cela ? Il ne semblait pas que l’on s’en préoccupât beaucoup lors de cette visite, ni même qu’on y crût !
Les petites salades politiques avaient le pas sur les préoccupations militaires.>>
A Ichmoul, ça démarrait bien mal ...
Il est vrai que ni Mr Cloarec "Bigeard-Boy" ... ni Toto "Roi-du-Pétrole"... n’étaient encore arrivés sur place !!
La guerre des atermoiements divers et variés ne faisait que commencer ...