SUJET, DEBATS SANS FIN ALBERT CAMUS 50ème anniversaire

, par  Cactus , popularité : 8%

L’exception française
50e ANNIVERSAIRE DU PRIX NOBEL D’ALBERT CAMUS

Philosophe ou écrivain ? Camus échappe à toute classification. Et cinquante ans après le prix Nobel qu’il a reçu pour l’ensemble de son oeuvre, il reste un SDF (Sujet à Débats sans Fin) de la littérature.

On a tous un lycée Albert Camus au fond du coeur. Quelle meilleure illustration de la reconnaissance à laquelle a droit l’auteur de ‘L’Etranger’ ? Même le président américain George W. Bush a déclaré en être un lecteur assidu ! Cependant, la philosophie de l’absurde du prix Nobel 1957 ne semble pas complètement digérée (la preuve, même George W. Bush...) : déjà soumise par ses contemporains à certains amalgames avec l’existentialisme de Jean-Paul Sartre ou l’écriture des ‘Tropismes’ de Nathalie Sarraute, ce dont Camus s’était plaint, elle n’a donné son nom à aucun courant littéraire ou philosophique, au point qu’elle semble n’avoir été défendue que par son créateur. Une situation d’autant plus paradoxale que tout le monde en souligne la portée actuelle. A l’image du flou qui entoure l’attitude de ce natif d’Alger lors de la décolonisation de l’Algérie, c’est son personnage tout entier qui soulève des questions. Sa mort dans un accident de voiture est comme une fin ouverte : elle laisse à la pensée "camusienne" un caractère évolutif. Mais on retrouve dans l’oeuvre et l’existence même de l’auteur les raisons de ce statut ambigu.

Une écriture plurielle

Camus fut romancier (‘L’Etranger’ ou ‘La Peste’), essayiste (‘Le Mythe de Sisyphe’) et dramaturge (le théâtre est son premier amour, ‘Les Justes’ et ‘Caligula’ restent ses pièces les plus connues). Mais jamais poète. Ce n’est pas anodin : homme d’idées avant tout, l’écrivain a délaissé la poésie qui reste dans la plupart des cas une exaltation de la langue et du style. Chez Camus, l’écriture est secondaire, elle n’est que le véhicule de sa pensée. Ainsi le prix Nobel précisait-il dans une lettre envoyée au critique américain Robert D. Spector : "Les styles, pour moi, ne sont que des moyens mis au service d’une fin unique". Son talent consistait justement à exprimer ses idées sous des formes variées : le phrasé sec de ‘L’Etranger’ est bien différent de celui de ‘La Peste’, plus aéré. "J’ai adapté la forme au sujet" ajoute l’écrivain dans sa lettre à Spector. Il y a pourtant bien un style Camus dans cet art de raboter les contours inutiles des phrases pour que jaillisse le sens : le critique Pierre-Henri Simon évoquait "le charme de cette narration nette sans sécheresse, rapide sans excès de tension, éclairée de formules percutantes". Mais parce que l’écriture de Camus, par sa diversité et sa recherche première de sens, ne représente aucune école particulière, il est difficile de lui attribuer une descendance marquée.

Une morale, pas une doctrine

Dans ‘L’Etranger’, Meursault, le personnage principal, est condamné à mort après avoir tué un Arabe. Mais on découvre lors du procès que c’est moins le meurtre qui est puni que l’attitude du héros à l’enterrement de sa mère : il ne pleure pas. Et marcher des heures sous le soleil l’ennuie profondément. Les juges en concluent qu’il a "un coeur de meurtrier". Le roman va bien plus loin qu’une simple dénonciation des conventions sociales, il étale ce réflexe humain qui consiste à vouloir donner une direction unique à un monde pas forcément cohérent. ‘L’Etranger’, c’est l’acceptation de l’absurde, l’éloge de la nuance, le poil de nez disgracieux dans la soupe du manichéisme. Et l’homme évolue constamment chez Camus dans cet inconfort situé entre son besoin d’interpréter et "le silence déraisonnable" que lui renvoie le monde en guise de réponse. Cette idée impliquant qu’aucune doctrine religieuse ou philosophique, par son caractère impérieux, ne rendrait compte assez fidèlement de l’absurdité du monde, elle ne pouvait à son tour donner naissance à un camusisme établi.

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Camus est un enfant du XXe siècle. Il a connu la guerre, la bombe atomique et les plus grands crimes commis au nom de doctrines humanistes. Dans le discours qui succède à la remise de son prix Nobel, il dépeint son époque à travers "les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression". ‘Les Justes’ ou ‘La Chute’ portent la trace de cette culpabilité générale, de ces idéaux salis. Et quel remède l’écrivain donne-t-il pour contrer le mal ? Rien d’autre que la vigilance. "Le bacille ne meurt ni ne disparaît jamais" prévient le docteur Rieux dans les dernières lignes de ‘La Peste’. Camus ne donne aucune solution miracle mais une réponse à échelle humaine, sans illusions : ses détracteurs parlaient d’ailleurs d’une "morale du juste milieu" pour railler l’absence d’un système de pensée abouti, facilement étiquetable. Voilà pourquoi l’auteur de ‘L’Etranger’, aussi célèbre soit-il, n’occupe pas le statut de théoricien, plus confortable pour la postérité.

Un engagement difficile à situer

A l’aube et au lendemain de la guerre 1939-45, nombre d’intellectuels français se revendiquent proches du Parti Communiste (Jean-Paul Sartre est leur chef de file). Albert Camus a lui aussi adhéré au PC dès 1935 mais pour le quitter un an plus tard. Il ne s’en rapprochera plus jamais. Au contraire, en 1968, lorsque Sartre déclare en revenant de Moscou que "la liberté de critique est totale en URSS", Camus, lui, met en doute le modèle démocratique prétendument offert par la Russie, ce qui lui vaudra la rancoeur de toute la gauche française. Impossible cependant de le rapprocher du camp adverse. D’ailleurs, lors de l’obtention du prix Nobel, la presse conservatrice avait accusé le jury suédois d’avoir "favorisé un homme de gauche". Dans ‘La Chute’, Camus désigne ses ennemis : "Moscovites, bostoniens, athées et dévots". C’est-à-dire gauche, droite, rationalistes et religieux. Bref, presque tout le monde ! Quand on connaît en plus son mépris pour l’intelligentsia littéraire, il est décidément difficile de l’affilier à une famille.

Le comportement de l’écrivain pendant la guerre d’Algérie illustre cet engagement mené en solitaire. Si Camus a toujours dénoncé une colonisation entretenant un rapport de soumission entre la France et sa terre natale, il rechigne à voir les deux pays se séparer. Fidèle à la défiance exprimée dans ‘Les Justes’ à l’égard des crimes d’intérêt général, il s’oppose aux exécutions perpétrées par l’armée française autant qu’aux attentats du FLN : "J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger". Jusqu’à sa mort en 1960, il ne rejoindra ni le camp des anti ni celui des pro-Algérie française, préférant défendre une solution intermédiaire fondée sur la reconnaissance des deux populations et leur cohabitation. Le but n’est pas de savoir si Albert avait raison, s’il était indécis, schizophrène, plus lucide que ses contemporains ou s’il votait François Bayrou. Simplement, ces querelles démontrent une nouvelle fois son point de vue insaisissable. En politique comme en littérature et en philosophie, Camus occupe une posture en équilibre, personnelle, en tous cas difficile à rattacher à une quelconque idéologie.

Camus, écrivain préservé

A l’image de certains de ses personnages, Meursault ou Jean-Baptiste Clamence, Camus ne peut être réduit à un archétype. Sa réflexion reste trop marginale pour qu’on l’intègre à un courant de pensée. L’inconvénient, c’est qu’il n’est pas une référence, un prototype aux multiples descendances dont tout le monde revendique plus ou moins l’héritage. Ainsi, en dépit de sa notoriété, l’auteur algérois semble encore s’adresser à des initiés : il n’a même pas eu droit à son biopic à la télé avec Enrico Macias dans le rôle-titre. L’avantage, c’est que sa pensée n’est pas dénaturée. Alors que Sartre, Sade ou Céline, mieux connus pour leur doctrine, leur orientation politique ou le parfum de scandale qui les entoure que pour leurs ouvrages, ne sont plus que des "figures", l’oeuvre de Camus continue d’exister pour ce qu’elle est. Elle n’est pas figée dans une lecture communément acquise, elle continue d’interpeller. Bref, elle vit encore.

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Julien Demets pour Evene.fr - Novembre 2007

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