Témoignage de Jean-Pierre RICHARTE

, par  Danièle LOPEZ , popularité : 11%

A L G E R

26 MARS 1962

Remarques préliminaires de l’auteur.

Avec le temps qui passe, quand j’y pense en analysant les évènements que j’ai vécus, je suis de plus en plus persuadé que cette fusillade de la rue d’Isly était voulue par le Gouvernement.
Un témoignage à chaud n’aurait pas pris le même sens. Ma mémoire est devenue sélective : je me souviens très bien de certaines choses et d’autres sont plus floues. Mais le temps et les évènements qui ont suivi ont été propices à la réflexion. Depuis, pour oublier, je n’ai jamais voulu en parler ni lire tout ce qui a été écrit à ce sujet.

Je n’ai jamais souhaité parler de ces évènements trop lourds à porter, mais aujourd’hui, sollicité pour une interview par Christophe WEBBER, journaliste à FR 3, j’ai décidé d’y répondre.

46 ans après, il me paraît aussi important de laisser une trace pour mes enfants et petits enfants, et très modestement un témoignage pour l’ Histoire.

Il faut auparavant replacer cet évènement dramatique dans le contexte de l’époque pour le comprendre.

En 1961, j’ai renoncé à terminer mes études pour m’engager dans l’armée et lutter contre les terroristes musulmans algériens. Jeune aspirant, parlant arabe, dès ma sortie de l’Ecole d’officiers de Cherchell, j’ai choisi d’être affecté en décembre 1961 au 4ème Régiment de Tirailleurs, 2ème compagnie (Capitaine DUCRETET) comme chef de la 3ème section.

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1 - Le 4ème Régiment de Tirailleurs

A cette époque, le 4 RT est un Régiment à deux états majors tactiques (EMT) plus une compagnie d’appui (CA) et une compagnie de commandement et service (CCS), soit au total 10 compagnies.

En 1962, ce régiment est basé à DJELFA puis BERROUAGHIA. Il est commandé par le Colonel GOUBARD dont le PC est à BERROUAGHIA au Sud de MEDEA.

Les compagnies sont éparpillées sur le terrain, loin les unes des autres et du PC. Leurs zones d’action sont principalement les Monts des Ouleds Nail et le Massif de l’Ouarsenis. C’est un régiment de réserve générale prêt à être embarqué pour des missions urgentes. Il est composé à majorité de jeunes musulmans assez frustes et analphabètes, au vocabulaire français limité, mais soldats dévoués et compétents sur le terrain bien que sans aucune formation, entraînement ou dispositions pour du maintien de l’ordre en zone urbaine, comme c’est d’ailleurs mon cas. L’excellente formation dispensée à CHERCHELL en 6 mois, c’est néanmoins court, trop court pour faire un officier apte à tout.

Après le 26 mars, l’EMT 1- 4 RT sera replié à COURBET MARINE avec pour mission d’assurer la garde de ROCHER NOIR et, en particulier, d’Abderrahmane FARRES, chargé de l’Exécutif Provisoire du gouvernement de l’Algérie indépendante, et qu’on avait sorti de prison à cette fin quelques jours auparavant. L’Exécutif provisoire avait été mis en place dès le cessez-le-feu du 19 mars 1962. Il comprenait quelques Français acquis à l’Indépendance de l’Algérie et plusieurs membres du FLN.

2 - Mars 1962

Le 19 mars 1962, à l’annonce du cessez-le-feu entre la France et les rebelles algériens, l’EMT 1, dont ma compagnie, est sur le terrain en mission de « pacification ». L’ALN, armée du FLN est vaincue. Les accords d’Evian viennent de mettre fin au conflit. Les Français de métropole, indifférents à notre sort, ne voient qu’une chose : les jeunes soldats appelés vont pouvoir rentrer chez eux. Les Pieds Noirs, Français tout autant qu’eux, vont être abandonnés par la politique du Général de Gaule qui ne souhaitait d’ailleurs pas leur retour en métropole.

Dès le début de l’année 1961, le gouvernement avait changé de politique, ce n’est plus le « je vous ai compris » de 1958 mais l’autodétermination du peuple algérien autrement dit des musulmans. L’armée française est épurée des officiers « Algérie française », nommés en métropole, en RFA ou poussés à la retraite. Leurs remplaçants obéissent aux ordres sans état d’âme, perquisitionnent chez les Pieds-noirs qu’on arrête, et emprisonne. La Police et l’Administration subissent aussi une épuration qui ne dit pas son nom. Dans le même temps l’OAS qui s’est développée subit une répression féroce. Les Français, Pieds Noirs ou Métropolitains, attachés à l’Algérie française sont torturés et remplacent dans les prisons les terroristes du FLN libérés. L’armistice de 1962 ne s’appliquera qu’aux terroristes du FLN mais pas aux Français d’Algérie.

De Gaule souhaitait briser les Pieds-noirs et leur résistance à vouloir rester Français pour laisser le champ libre aux seuls algériens du FLN : c’est la raison d’être du 26 mars 1962. La collusion entre le FLN et le pouvoir politique est alors totale. Le Gouvernement et le Gal de Gaule sont déterminés à désengager les troupes en Algérie au plus tôt quel qu’en soit le prix à payer.

Les libertés ordinaires des Français d’Algérie sont supprimées, la censure de la presse devient monnaie courante ; nos droits civiques sont bafoués : nous ne sommes pas autorisés à voter pour les accords d’Evian ; ni même à écouter la « Marseillaise » ou à chanter « les Africains ». Mettre les mains dans ses poches est formellement interdit. Les perquisitions chez les Français d’Algérie sont fréquentes et se passent souvent avec violence envers eux.

J’ai compris que le pouvoir français avait changé de camp en recevant un ordre verbal de mon capitaine, ordre de mission d’accompagnement de gendarmes mobiles pour des perquisitions dans des habitations civiles de Français alors que jusque la, à la recherche des terroristes nous fouillions les villages et maisons algériennes isolés. Le premier exemple en a été la perquisition du domicile en ville des propriétaires de l’exploitation où notre compagnie était logée. Petite anecdote à ce sujet : les propriétaires m’ayant reconnu nous bavardons avec eux et je leur explique la raison de la perquisition : c’est la panique car il détient des armes de guerre. On décide donc d’offrir le café aux deux gendarmes mobiles et pendant ce temps là les armes détenues sortent par la fenêtre. La perquisition effectuée de fond en comble par les deux gendarmes n’a rien donné ; et au moment de notre départ, mon adjoint, le sergent-chef AISSAOUI restitue, par la même fenêtre les armes en cachette. Par la suite, la compagnie, au cours d’autres missions, assurait le blocus des villages pendant que les gendarmes perquisitionnaient les habitations ; le commandement nous tenait éloigné des maisons pour éviter les contacts avec les civils. Les ordres que je recevais n’appelaient pas de commentaires de ma part et je n’avais droit à aucune explication. Je tenais mes informations par les Pieds Noirs eux-mêmes quand je pouvais les approcher ou par les gendarmes mobiles eux-mêmes que je questionnais habilement pour ne pas éveiller de soupçons.

C’est ainsi que j’ai participé, entre autres, au bouclage d’un village près de BEN CHICAO où les gendarmes mobiles fouillaient les maisons à la recherche des armes qui venaient d’être dérobées par l’OAS au magasin d’armement du Centre d’Instruction militaire de BOGHAR. Je voulais bien lutter contre les terroristes du FLN mais pas contre mes compatriotes qui s’armaient pour leur survie.
J’ai rendu, une fois de plus, mon barrage totalement inefficace et j’ai continué à changer ma façon d’obéir.

Au régiment, aucune information sur la situation civile, militaire ou politique était diffusée à mon échelon : rien sur les discussions à EVIAN et rien sur la conduite militaire à tenir. Mon capitaine devait bien savoir mais il se gardait bien d’informer le jeune aspirant Pied-Noir dont il avait deviné certainement les engagements. Il nous arrivait de prendre nos repas ensemble au PC de la Compagnie, au milieu des vignes de la ferme FOULON, près du col de BEN CHICAO. Le Capitaine mangeait le nez dans son assiette sans parler avec ses officiers.

3 - Mi-Mars

Les officiers, cadres et Tirailleurs ont le moral en berne, leur victoire militaire leur échappe et le FLN est vainqueur politiquement. On écoute, quand on le peut, les radios nationales qui parlent des tractations d’Evian, et les hommes politiques Français qui prônent l’Indépendance de l’Algérie. L’inquiétude semble gagner certains tirailleurs musulmans qui s’interrogent quant à leur avenir. Quelques uns désertent avec armes et bagages à la faveur de la nuit et rejoignent le FLN.

Le 19 mars 1962, à l’annonce du cessez-le-feu, la compagnie est en opération, avec ses dotations en armement et munitions, sur le terrain à la recherche d’hypothétiques terroristes algériens, quand elle reçoit l’ordre de rejoindre ALGER ; Maison Carrée dans un premier temps puis le quartier Bab-el-Oued, faubourg populaire d’Alger. Aspirant, je n’ai toujours droit à aucune information mais à des ordres secs.

C’est à ce moment-là que se confirme ce que je pressentais déjà : on avait bien changé d’ennemis : on ne luttait plus contre l’armée de l’ALN mais contre les Français d’Algérie et les Français de métropole qui s’étaient rangés à nos côtés. C’est à cette époque que les barbouzes de PASQUA, Policiers métropolitains et Service d’Action Civique en tête continuaient leurs basses œuvres en assassinant les Français d’Algérie, familièrement appelés Pieds-Noirs. En réaction, l’OAS en tua un grand nombre.

Du terrain donc, mes tirailleurs passent directement à la ville : dépaysement total pour tous. On conserve les mêmes armes et munitions et on nous demande de faire du maintien de l’ordre face à nos compatriotes, mission pour laquelle nous ne sommes pas préparés : nous sommes totalement incompétents, on n’a jamais fait, on ne sait pas faire. Pourquoi donc cette mission, si ce n’est dans un but précis, qui va apparaître au cours des heures qui vont suivre ?

Bab-el-Oued est un quartier d’ALGER où cohabitent en paix le « petit » peuple pied-noir et des musulmans. Beaucoup de jeunes ou moins jeunes Pieds-Noirs supportent, encouragent et participent à l’OAS. Le Gouvernement a décidé d’éradiquer ses membres et boucle le quartier. Il veut faire un exemple pour couper court aux velléités de ces gens qui veulent malgré tout rester Français : il faut écraser définitivement ces Pieds-Noirs : une forme de génocide se met en place. Le couvre-feu interdit tout déplacement et les journalistes ne sont pas autorisés à rentrer dans la zone. Les habitants se voient assignés à résidence avec interdiction de circuler, de se ravitailler, de sortir de chez eux, ne serait ce que pour acheter de la nourriture ou des médicaments ou même pour enterrer leurs morts (il était dit que les cercueils servaient à dissimuler des armes)… Comme cela ne semblait pas suffire, les blindés de la Gendarmerie tiraient dans les immeubles au canon et à la mitrailleuse de 12.7. Les hélicoptères balançaient des grenades et les avions T6 tiraient à leur tour sur les terrasses. Cela n’est pas sans rappeler le Ghetto de Varsovie.

Ma compagnie se trouve donc là, et je ne sais toujours pas pourquoi. J’ai appris plus tard qu’on devait boucler le quartier pour empêcher les gens d’en sortir (alors même que les membres de l’OAS étaient déjà loin), pendant que les gendarmes exécutaient leur rafle. Nous encerclons donc le quartier mais ayant personnellement essuyé un coup de feu, je décide de rentrer dans l’immeuble d’où le coup est parti à la recherche de son auteur mais aussi pour avoir des contacts avec la population et surtout des informations. Je le retrouve rapidement, lui laisse son arme à son grand étonnement et lui explique que je suis Pied-Noir comme lui et que je partage ses idées. Il me raconte la férocité des Gendarmes et CRS qui n’hésitent à frapper avec leurs armes les femmes, les vieillards et même les enfants : ils n’hésitent pas non plus à détruire tout à l’intérieur des maisons, défonçant les portes à coup de crosses d’armes, même lorsque les clés sont dessus. Ce jour là, j’en apprends plus sur l’attitude des gendarmes et de l’armée que ce que veulent bien m’en dire mes supérieurs.


4 - Le 26 mars 1962

Le temps est au beau, et rien ne laisse présager le massacre organisé et voulu par le gouvernement.

Les autres Algérois aux alentours de Bab-el-Oued, à l’appel pacifique de l’OAS, ont décidé d’aider les habitants du quartier en leur apportant vivres et médicaments. Ils avaient aussi l’espoir de desserrer l’étau militaire. Mais pour contrer cette manifestation pacifique de solidarité envers les assiégés du ghetto Bab-el-Oued, le 4ème Régiment de Tirailleurs reçoit l’ordre de barrer la route à ces braves gens : femmes avec leurs enfants, hommes, vieillards tout un peuple derrière le drapeau français et parmi eux des musulmans.

Ma 3ème section, avec celle du Lieutenant LATOURNERIE, remplace une unité d’infanterie de marine composée de métropolitains et habituée au maintien de l’ordre dans ALGER. Des CRS étaient en réserve en arrière pour intervenir en cas de besoin. Les ordres oraux pour ma section sont de barrer la rue LELLUCH , derrière la Grande Poste et d’en interdire le franchissement. Mes hommes sont fatigués et sales ; nous manquons tous de sommeil. Ce bouclage en ville ne nous réjouit pas. D’autant plus que les Algérois qui vont manifester découvrent que ces soldats sont presque tous des musulmans et certains croient qu’il s’agit du FLN qui s’installe et prend possession de la ville.

L’ambiance n’est pas bonne : nous nous sommes déjà fait tirer dessus dans Bab-el-Oued et les réflexions des Pieds-Noirs à notre égard sont hostiles et désagréables.

Dès notre arrivée rue Lelluch on barre la route avec nos véhicules et on déploie des barbelés trouvés sur place, conformément aux ordres reçus. J’obéis ! Mais les premiers manifestants sont en vue : drapeaux bleu, blanc, rouge en tête, ils chantent « c’est nous les Africains ». Je décide d’aller à leur devant, seul, pour leur dire que nous avons ordre de leur interdire le passage. J’ajoute que je suis Pied-Noir comme eux et que si je le pouvais je serais à leur côté. Mais ils veulent aller à Bab el Oued. De mon propre chef, et avec sympathie, ne comprenant pas très bien la raison du barrage et des ordres reçus, j’en laisse passer par petits groupes à cause de l’étroitesse du passage entre les véhicules qui barraient la rue. Le débit n’est pas assez important : les manifestants s’entassent derrière. Ils finissent par prendre la direction de la rue d’Isly en passant devant mon barrage et se trouvent face à d’autres barrages. La foule des manifestants que l’on avait canalisée jusque là, se trouve bloquée par ces barrages à l’endroit, me semble t-il, voulu. Pour moi, aujourd’hui avec le recul, la préméditation ne fait aucun doute. Qui donc avait intérêt à canaliser cette foule jusque là, à la positionner, à la masser ici pour qu’on puise lui tirer dessus ? Qui a donné l’ordre de faire tirer sur une foule pacifique de compatriotes dont le seul désir était de témoigner sa solidarité au ghetto de Bab-el-Oued ?

Les archives un jour seront ouvertes mais il sera pour nous trop tard pour connaître l’exacte vérité. En général, la prescription est trentenaire pour consulter les achives 14-18 ou 39-45, mais pour la Guerre d’Algérie, la prescription votée exceptionnellement à l’unanimité par l’Assemblée Générale a été portée à cent ans. C’est vrai qu’il a fallu mettre à l’abri tous les hommes politiques – Rocard, Georgina Dufoix, Chevènement…et tous autres plus ou moins connus.- qui ont été les « porteurs de valises du FLN ».

Ce 26 mars 1962, les tirailleurs sont à leur place avec leurs armes en bandoulière : ils observent en silence semblant se désintéresser de la mission, décontractés, ne pensant plus aux risques de mort courus jusqu’à présent dans le djebel. La manifestation était bon enfant et s’écoulait lentement vers la Grande Poste quand, contre toute attente, on entend des coups de feu.

L’enquête officielle conclura à des tirs de provocation sur les tirailleurs et dans la foule. Dans nos deux sections, chacun s’abrite comme il peut dans les encoignures de portes ou hall d’immeuble mais, dans ma section, aucun tirailleur ne tire, même si le Lt LATOURNERIE –ses tirailleurs ont tiré une cinquantaine de cartouches- et moi-même crions « halte au feu ». Les balles sifflent et ricochent dans la rue. Les échos amplifient les détonations et ne facilitent pas la localisation et l’origine des coups de feu : on a l’impression que ça tire de tous côtés.

La fusillade cesse rapidement même si on entend encore quelques coups de feu isolés ; les tirailleurs et moi-même sommes sous le choc : nous ne sommes pas habitués aux coups de feu en ville et on n’imagine même pas ce qui s’est passé de l’autre côté de la Grande Poste. Je fais le tour de mes tirailleurs pour les voir de près individuellement et aussi pour recueillir des informations. Le Médecin-aspirant ATTALI du régiment vient vers moi et me demande de l’escorter auprès des blessés. C’est par lui que j’ai appris qu’il y avait des morts et des blessés. Après avoir confié le commandement de ma section à mon adjoint, je l’escorte, seul, devant la Grande Poste. Beaucoup hommes et des femmes sont au sol et ne bougent plus, il y a du sang partout, des blessés sont secourus par leurs compatriotes, des manifestants courent dans tous les sens ; certains refusent catégoriquement de se laisser approcher ou même soigner par notre médecin militaire et nous manifestent de la haine. Je suis très mal à l’aise. Je ne peux rester plus longtemps loin de mes hommes et rejoins rapidement mes tirailleurs pour parler avec eux. Sans explication, le Commandement nous fait rembarquer rapidement dans nos véhicules pour nous éloigner. Tout s’est passé très vite et je ne dispose pas de plus d’informations que ce que j’ai vu et entendu.

Le commandement nous demande alors de rejoindre un nouveau cantonnement, près de la côte : des baraquements, en pleine nature à quelques kilomètres du village de COURBET MARINE, à 70 km environ à l’est d’Alger. Là, entre nous, on parlera peu des tirs : les langues sont difficiles à délier. L’atrocité de ces évènements fait que chacun garde au fond de soi les images abominables de cette journée en cherchant le pourquoi.

Qui a tiré le premier, de la foule ou des tireurs embusqués dans les maisons ou sur les toits ? Qui étaient ces tireurs ? Barbouzes du Service Action Civique chers à PASQUA ? Agents Spéciaux ? OAS ?

Quelques tirailleurs (section du Lieutenant OUCHENE) pris sous le feu ont riposté, par réflexe, comme ils savent faire et comme on le leur a appris : c’est exactement ce que les politiques recherchaient. Certains ont tiré au jugé, d’autres sur des tireurs qui font feu dans leur direction.

Un tireur est abattu rue Lelluch. ; ce sont les tirs de son fusil-mitrailleur qui résonnaient bien dans notre rue. On apprendra plus tard que ce tireur était de type « asiatique » et la Police l’a rapidement fait disparaître ( Me Tixier-Vignancourt, au procès du Petit-Clamart, révèlera son identité de barbouze asiatique). Dans la foule des manifestants, certains – mais qui sont-ils ?- sont armés. Parmi les tirailleurs, on relèvera une dizaine de blessés. Chez les civils c’est beaucoup plus grave : on parle d’environ une centaine de morts et de 200 blessés, je n’ai jamais connu les chiffres exacts. Et le pouvoir politique a toujours minimisé le nombre de morts civils.

L’ouverture du feu est une consigne particulièrement et extrêmement importante pour un militaire. Si elle était légitime pour nous, soldats en guerre dans le djebel, elle n’est pas de règle en ville, surtout face à des compatriotes civils non armés, manifestant pacifiquement. Les tirailleurs ont « riposté » sans sommations, ils n’ont fait que riposter à des tirs venus du haut des immeubles, il ne pouvait en être autrement, et les politiques qui avaient choisi notre régiment pour le mettre là savaient pertinemment ce qu’ils faisaient et ils ont obtenu ce qu’ils cherchaient. Dans l’armée quand un soldat commet une faute grave, son ou ses officiers sont mis à pied et renvoyés de l’armée. Les exemples sont nombreux. Pour le Colonel GOUBARD qui commandait le 4ème RT, cela a été tout le contraire, il a été nommé Général et a fini sa carrière comme Général, Commandant l’Ecole de Guerre. C’est bien là une façon de le récompenser.

Quelques jours après, une commission d’enquête est constituée et les gendarmes sont venus interroger tirailleurs, sous-officiers et officiers. Je n’ai jamais été entendu. Il est vrai que ma section n’a pas tiré une seule cartouche. Le Ministre des Armées, M.MESSMER, est venu voir le régiment. Je n’ai pas été convoqué pour le rencontrer. Pied-noir, officier de réserve et non d’active, favorable à l’Algérie française, j’ai souvent été tenu à l’écart et ça continue.

Après le 26 mars, les journées sont consacrées à de l’instruction militaire pour occuper les hommes et les nuits à des patrouilles et embuscades – avec armes enchaînées : une aberration pour des militaires. En effet, nous avions reçu l’ordre d’enchaîner les armes des tirailleurs pendant la nuit (chaînes et cadenas) pour éviter les désertions avec les armes. D’instinct, je n’enchaîne jamais les armes pendant les embuscades de nuit (contrairement aux instructions) et fais totalement confiance à mes tirailleurs, dont d’ailleurs, aucun n’a jamais trahi ma confiance : j’ai partagé avec eux, jour et nuit, la même vie à même le sol, mangé les mêmes choses, partagé les mêmes dangers, joies ou peines, j’ai parlé avec eux la même langue, je l’écrit aussi et je connais bien leur religion tout comme leurs coutumes. D’autres officiers on respecté les ordres, mais cela n’a pas empêché les désertions avec armes et paquetage.

Après le 26 mars, à Courbet-Marine, c’était une période étrange : les unités étaient regroupées pour la 1ère fois dans un lieu commun ; les officiers du régiment prenaient leurs repas au Mess, tous ensemble, mais personne ne parle des évènements que l’on vient de vivre, car on ne les comprend pas et c’est douloureux de tout remuer. Quelques rares informations circulent entre nous, concernant notamment les mouvements de foule ou notre avenir. Chacun cherche des explications plausibles à ce qui vient de se passer sans en trouver car la vérité est dure à admettre. Le Commandement ne juge pas utile de nous informer. Le régiment sera bientôt dissous car il ne peut maintenant en être autrement.

C’est à ce moment là que j’ai pris l’habitude au péril de ma vie, solidement armé, toutes les nuits et pendant le couvre-feu, en évitant de me faire repérer par mes supérieurs d’une part et par les combattants du FLN d’autre part, d’aller seul chercher des informations civiles chez une jeune correspondante de l’OAS de Courbet-Marine. J’y allais aussi quand c’était possible dans la journée pour rencontrer d’autres Pieds-Noirs au Café du village. C’est lors d’une de ces occasions que j’ai pu voir les tracts de l’OAS et l’appel à la manifestation « pacifique et sans armes » pour aider nos compatriotes assiégés dans Bab-el-Oued. C’est aussi lors d’une de ces visites qui a duré trop longtemps – j’avais emprunté la Jeep du Capitaine – que j’ai été sanctionné et mis définitivement à l’écart par mon Capitaine.

Le régiment est effectivement dissous fin mai et rapatrié à BOGHAR pour les formalités : restitution des paquetages, matériels et armements mais aussi libéralisation des tirailleurs et réaffectation des cadres ; j’ai été chargé de convoyer seul, sans escorte, deux GMC bourrés d’armement à travers les gorges de la CHIFFA, pour les restituer à l’Etablissement Militaire du Matériel. Je me demande encore aujourd’hui si cette mission n’avait pas été ordonnée pour offrir aux terroristes algériens de l’armement avec la bénédiction du gouvernement français.

Les autorités proposent aux tirailleurs et à leurs cadres, dont moi, d’entrer dans « les forces locales » au service du FLN mais sans succès à ma connaissance. Certains tirailleurs choisissent de partir à la retraite avec un pécule, d’autres de rester dans l’armée en Algérie ou en métropole. Je suis moi-même affecté au Centre d’Instruction du 126ème Régiment d’Infanterie à Brive-la-Gaillarde et détaché un temps au camp militaire de la Courtine pour assurer une formation à des harkis et à leurs familles.

Depuis cette fusillade du 26 mars 1962, je continue à me poser des questions et j’espère que le film qui sera montré à la télévision apportera des réponses.

Jean-Pierre RICHARTE.

2 octobre 2007

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